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Lac Titicaca

 

02-11/08/2025 (Jours 8-17)

 

Départ de La Paz tôt ce matin, la voiture s’enfonce dans le chaos des rues, un enchevêtrement de klaxons, de montées abruptes et de raccourcis improbables. À chaque virage, je perds le fil du trajet. Droite, gauche, encore gauche, puis droite, je ne comprends rien aux directions que le chauffeur improvise, mais il semble savoir où il va, c’est déjà ça. Peu à peu, la ville s’effiloche. Les immeubles se raréfient, les montagnes apparaissent.

 

Je regarde défiler les quartiers de briques et les visages déjà burinés par l’altitude. J’ai le coeur un peu serré. D’habitude, avant un trek, l’impatience l’emporte sur tout le reste. Mais cette fois, quelque chose résiste. Une appréhension sourde. Dix jours d’autonomie complète, cent kilomètres à travers une partie sauvage de la Cordillère Royale, sans véritable sentier, avec pour seuls repères des cols au-dessus de 5'000 mètres.

 

À mes pieds, le sac attend son heure. Dix-neuf kilos pesés, pensés, optimisés. Rien d’inutile, si ce n’est peut-être l’appareil photo, un kilo de poésie en sursis. Le reste est rationné, calibré, vital.

 

Je me répète que tout est prêt, que nous le sommes aussi. Pourtant, plus la voiture s’éloigne de la ville, plus le doute grandit.​ Et ce rhume qui s’invite au départ n’arrange rien. La tête lourde, la gorge qui brûle, je me sens déjà fatigué avant même d’avoir marché un pas. J’ai envie de me baffer.

Jour 1 ¦ Tuni => Chiar Khota ¦ 9 km / 290 D+ / 90 D-

Le chauffeur nous dépose au hameau de Tuni. Il a ce même regard que ce chauffeur tadjik rencontré autrefois, un regard où se mêlent la perplexité et un soupçon d’inquiétude. Il observe les alentours, ne voit rien, sinon l’immensité nue des montagnes. À plusieurs reprises, il demande si c’est bien ici. Même après notre confirmation, nous devinons qu’il ne comprend pas ce qu’on vient chercher dans un lieu pareil, ce qu’il y a à espérer d’un départ vers nulle part. La route s’éloigne, le silence retombe. La voiture disparaît dans un nuage de poussière, et soudain, nous sommes seuls.

 

Nous débutons le trek non sans un certain soulagement : fini les attentes, les préparatifs, les doutes accumulés depuis des semaines. Le lac de Tuni s’étend devant nous, placide, bleu profond. Le Huayna Potosí ferme l’horizon derrière, blanc et tranchant, tandis que le Condoriri dresse ses sommets acérés vers l’est, comme un totem à atteindre.

 

L’air est vif, presque euphorisant. Nous espérons que la bonne météo tiendra. L’idée d’une tempête, comme celle du Kungsleden, à plus de 4 000 mètres, ne me ferait pas rire.

 

Peu à peu, le sentier quitte la douceur relative de l’altiplano pour s’enfoncer dans la montagne. Il se faufile entre les pentes, se redresse sans prévenir, s’efface par endroits. L’effort s’installe, mes épaules protestent sous la charge. Je sens mon énergie se déliter peu à peu, comme un feu qui s’éteint faute d’air. À chaque pas, la respiration devient plus courte, la tête un peu plus lourde. Marie marche devant, régulière, tranquille, comme si son corps avait déjà trouvé le rythme que je cherche encore. 

 

J'aurais voulu apprécier la vénusté des lieux. Mais la beauté s’éloigne dès qu’on se sent faible. L’esprit se replie sur la fatigue, sur ce rhume idiot qui rend tout plus pesant. Nous tournons longuement pour trouver un emplacement où planter la tente : à l’abri du vent, assez plat, loin des zones humides. Rien n’est parfait, rien ne le sera. Le sac tombe, la tête tourne. L’altitude, la marche, ce maudit rhume, tout s’accumule. La tente se dresse dans le vent, à 4 650 mètres. Les gestes sont hésitants mais précis, ils deviendront bientôt réflexes. 

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Jour 2 ¦ Chiar Khota => Juri Khota ¦ 6 km / 590 D+ / 550 D-

Nous quittons Chiar Khota à l’aube. La marche commence aussitôt par le col, un premier véritable test à 5 150 mètres d’altitude. Nous avançons lentement, méthodiquement, trouvant peu à peu ce rythme qui permet d’économiser le coeur et de tromper la pente.

 

Derrière nous, le lac s’étire en nuances de bleu profond, du turquoise au cobalt, encadré de pierriers sombres. Pour l’instant, un sentier existe encore, tracé par les pas répétés des alpinistes en route vers le Condoriri ou le Pico Austria. Nous savourons ce confort, conscients qu’il disparaîtra bientôt, avalé par la montagne.

 

L’ascension se fait sans heurts, presque avec douceur. L’altitude ralentit tout, y compris la pensée. Quand nous atteignons le col, plus tôt que prévu, une nouvelle vallée s’ouvre à nous, large, sauvage. Nous nous asseyons un instant. Il n’y a rien à dire. Le Condoriri se dresse, le lac luit en contrebas, et le vent passe.

 

La descente s’amorce ensuite avec méfiance. Le sentier se perd, le sol se délite. Les cailloux roulent sous les chaussures, quelques glissages rappellent à la vigilance. Un passage plus raide nous oblige à poser les mains, quelques pas d’escalade pour franchir une dalle. Je sens mon épaule droite sortir de son emplacement, puis se remettre d’elle-même comme si de rien était, ou presque. La douleur me traverse comme une lame froide me faisant échapper un cri. Je reste immobile, à écouter mon corps reprendre ses repères. 

 

Nous repartons avec une infinie prudence tandis que la pente ne cesse de s'accentuer. Nous trouvons un replat abrité pour déjeuner. Le sachet de lyophilisé m’écoeure à peine ouvert. D’ordinaire, j’en mange sans rechigner, mais là ça bloque, espérons que ce soit que passager.

 

L’après-midi s’étire dans une longue descente, d’abord en surplomb, puis au bord du lac Juri Khota. Le lieu est splendide, encadré de roches. Mais la beauté pèse quand le corps flanche. La montée du matin, la descente glissante, l’altitude, tout s’additionne. J’ai la sensation de combattre un ennemi invisible. Rien ne fait vraiment mal, je ne suis pas essoufflé, mais quelque chose m’échappe. Comme si l’énergie se vidait par une fissure que je ne parviens pas à trouver. Cette fatigue n’a ni forme ni logique. Elle me traverse, me vide, m’éloigne de ce que j’aime ici.

 

Marie garde son allure, régulière, tandis que je peine à suivre. Je réalise que je me sens paradoxalement mieux dans les montées, comme si l'ennemie invisible était semé alors qu'il me rattrappe à vive allure dans les descentes et replats.

 

Nous montons la tente à l’abri. À peine le matelas gonflé, je m’allonge, vidé. Nous consultons le téléphone satellite : la météo s’annonce stable pour les prochains jours, un répit rassurant. Mais mes pensées, elles, tournent différemment. Je confie mes doutes à Marie, ma crainte de ne pas tenir douze jours dans cet état. Elle me répond avec calme que c’est toujours difficile au début, qu’il faut laisser le corps s’adapter. Sauf que d'habitude c'est elle qui fonctionne ainsi, se renforçant au fil des jours. tandis que moi je décline. Je m’endors tout de même sur cette note d’espérance, qu'avec les jours, l'ennemi invisible sera lassé de me poursuivre.

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Jour 3 ¦ Juri Khota => Alka Khota ¦ 11 km / 560 D+ / 720 D-

Au réveil, les maux de gorge ont douché mes espérances. La nuit n’a rien arrangé. Une nouvelle gêne est venue s’ajouter à la liste : mes lèvres brûlées par le soleil, l’air sec et le froid. Elles sont à vif, fendues, douloureuses. La nuit, elles cicatrisent l’une contre l’autre et chaque fois que j’ouvre la bouche les plaies se rouvrent.

 

La tente est couverte de givre, dehors comme dedans. Chaque mouvement réveille une pluie de cristaux qui tombe sur nos sacs, nos vêtements, nos visages. Nous rions à demi, engourdis, encore dans la chaleur de nos duvets. Le soleil apparait enfin au-dessus des crêtes lorsque nous nous mettons en marche. Ces premières minutes de chaleur valent toutes les consolations du monde.

 

Le GPS nous fait douter, la trace semble partir sur la droite, vers un couloir infranchissable. Nous décidons d’aller plus loin, de faire confiance au terrain, de voir. La montagne impose sa logique. Au-dessus, quelques silhouettes se déplacent avec légèreté, des biches, peut-être, ou leurs cousines andines. Elles paraissent marcher sur le vent, insaisissables.

 

La pente se redresse dans un décor lunaire. Les roches se succèdent comme des vagues figées. Nous atteignons un premier col, qui ouvre sur une nouvelle vallée. Encore une, différente, avec ses tons propres, ses ombres géométriques. Rien ne se répète ici, tout se transforme. Nous longeons la vallée à flanc de montagne. Les côtes abruptes me coupent les jambes, l’énergie me fuit sans raison.

 

L'ennemi invisible est là, toujours pas de douleur, pas d’essoufflement particulier, mais une lassitude qui me ronge de l’intérieur. Comme si la montagne me vidait plus qu’elle ne m’emplissait comme à son habitude. En outre, la gourde filtrante laisse passer l’eau au compte-gouttes, nous obligeant à rationner sans vraiment le dire.

 

Je parviens au col de 5 100 mètres à bout de souffle, répétant machinalement "encore un pas, juste un pas". Marie, elle, vole. D’ordinaire sujette au mal d’altitude, elle grimpe sans effort apparent. C’était ma grande crainte avant le départ : devoir gérer une crise comme au Pérou, seul, à cette altitude. C'est l'une des raisons pour laquelle je m'étais mis à la course à pied dès le début de l'année, je voulais m'assurer d'avoir la forme physique suffisante pour l'aider en cas de problème, convaincu que l’endurance m’offrirait une forme de sérénité supplémentaire. Et me voilà, à quatre pattes, vidé, pendant qu’elle s’extasie devant le paysage. Je ne comprends pas ce déséquilibre. Je lui en veux presque d’aller si bien. Puis je relève la tête, le paysage est sublime c'est vrai, mais je suis toujours grognon.

 

Nous déjeunons sur le col. Je peine à avaler quoi que ce soit. Le lyophilisé me dégoûte au point de provoquer des haut-le-coeur. Ce qui hier encore ne m’inquiétait pas commence à me troubler. Je me force sans conviction. Comment récupérer de l'énergie si je ne peux en avaler ?

 

La descente s’étire sous un soleil radieux. Nous croisons un groupe de lamas qui, curieux, nous observent en silence. Ils ne doivent pas voir passer beaucoup de monde par ici. Plus bas, le sentier disparaît à nouveau et la pente devient herbeuse, raide, sans repère. Nous glissons parfois, ralentis par les touffes d’herbe qui servent d’ancrage. Les chevilles travaillent dur, les jambes tirent. Quand nous atteignons les rives du lac ce n'est pas mieux, même le plat me semble désormais une épreuve.


Nous trouvons une zone de bivouac, le vent souffle fort aujourd'hui encore mais lors d'une accalmie nous parvenons à dresser la tente. Tandis que Marie part filtrer l’eau, un travail qui demande la sérénité que j'ai perdu en route (près de trois quarts d’heure pour filtrer 4 litres), je reste dans la tente pour l'aménager, assommé par la fatigue.

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Jour 4 ¦ Alka Khota => Laguna Khotia ¦ 14 km / 450 D+ / 620 D-

Ce quatrième jour s’ouvre comme une parenthèse plus douce, presque accueillante, pour la première fois depuis le départ la marche ne commence pas par un col à gravir. Le corps s’en réjouit, reconnaissant la faveur d’une descente tranquille, le long d’une piste large où les muscles engourdis reprennent peu à peu leur fonction. Le froid s’atténue, la lumière s’élève avec le jour. 

 

Après un léger détour inutile, apparaît le véritable obstacle de la journée. Un éboulement a défiguré le versant et rend la montée telle que prévue impraticable. La trace GPS devient inutile, vu ce qu'il prétend encore exister n’est plus qu’un chaos de pierres. Nous avançons à tâtons, le sol se dérobant sous nos pas. La montagne ne veut pas de nous, ou du moins pas par ici. Nous sommes dans une impasse.

 

Marie, légère et téméraire, s’aventure plus haut sur la droite dans une sorte de cheminée rocheuse. Elle revient, essoufflée, le verdict clair : trop dangereux. Alors il faut continuer, se frayer un passage là où il n’y en a pas, engageant chaque pas avec une extrême vigilance. Grâce à ces touffes d'herbes, le terrain accroche mieux que prévu. Désormais, il ne faut plus marcher à flanc de montagne, mais de face. La pente est raide, les cuisses brûlent, les poumons explosent. Mais peu à peu, la paroi se contourne, la pente se dompte et un souffle d’espoir revient.

 

Plus haut, la crête apparaît, couronnée de trois silhouettes. Des trekkeurs, un couple et leur guide. C'est la première fois que nous en croisons. Nous ne sommes donc pas seul engagé dans cette folie. En tout cas, leur apparition confirme que nous sommes sur la bonne voie, nous ne sommes pas perdus, simplement égarés dans la grandeur des lieux.

 

La montée reprend, plus docile cette fois. Et soudain au sommet, une plaine immense s’étale devant nous avec tout au bout dans une brume tremblante le lac Titicaca. La route qu’on aperçoit au loin semble appartenir à un autre monde, celui de la vitesse, du bruit, de la densité humaine. Ici, plus rien ne pèse, sinon le vent.

 

Nous déjeunons là. Le monde paraît suspendu entre ciel et terre. Puis vient le moment de repartir, d’abandonner cette étendue paisible pour plonger vers le lac Khotia. La descente, traîtresse, exige son lot d’équilibre et de prudence. Quand enfin la pente s’adoucit et que la rive s’offre à nous.

Marie marche loin devant. Je traîne. Mes râleries rythment les derniers kilomètres. "Plus vite on marche, plus vite on se repose". Certes, elle n'a pas tort, mais la phrase sonne comme une gifle. Intérieurement je bouillonne, je fais des calculs d'énergie pour tenter de prouver que nous gagnerions, énergétiquement parlant, à marcher moins vite mais plus longtemps qu'avec un pas rapide moins longtemps. Mais je tais mes réflexions. Je connais sa réponse.

 

Quand nous atteignons enfin un petit village, il est désert, presque inquiétant. Derrière une fenêtre, un rideau se tire brusquement à notre passage. L’endroit a quelque chose d’intemporel, comme abandonné la veille. Pour éviter des allers-retours inutiles, Marie part en reconnaissance et trouve un grand pré qui fera un bon bivouac.

 

Le calme apparent du lieu disparaît avec le soleil. Des véhicules rentrent au village, les chiens s’éveillent. Je réalise alors qu’il y avait plusieurs niches autour du pré. Trop tard. Les aboiements se rapprochent, encerclent la tente. Nous ne faisons pas les fiers, emmitouflés dans nos duvets, à l’abri d’une simple toile. Quelqu’un finit par les rappeler, un instant de répit, puis le silence retombe. Plus tard, dans la nuit, ils reviennent.

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Jour 5 ¦ Laguna Khotia => Jaillahuaya Valley ¦ 15 km / 490 D+ / 390 D-

Nous nous réveillons en silence, pliant la tente avec la hâte de ceux qui préfèrent ne pas croiser leurs cauchemars de la veille. Les chiens ne sont plus là, ou endormis. Seuls quelques lamas, derrière un muret, nous observent les oreilles dressées. Une fois n’est pas coutume, nous commençons par une montée. J’avais tenté la veille de négocier une échappatoire, prétextant la route toute proche : "On pourrait s’arrêter là, non ?" avais-je murmuré. Mais non, il faut marcher encore.

 

Deux options se présentent : contourner la montagne par un long détour, ou la couper de plein fouet en franchissant deux cols. Les récits lus avant le départ et surtout la fatigue accumulée, nous poussent vers la première voie plus douce, ou du moins moins brutale. L’idée d’un peu de répit, fût-il illusoire, nous convainc.

 

Nous gagnons un vaste plateau qui offre une nouvelle fois la vue sur Titicaca. L’espace semble s’étirer à mesure qu’on avance, comme si la distance refusait de se laisser réduire. Le paysage ne change pas, les montagnes restent figées, indifférentes à nos pas. Le temps aussi paraît suspendu. À l’horizon, une ferme isolée, une silhouette minuscule parmi ses bêtes. Nous passons sans un mot, la lassitude a remplacé la parole.

 

Puis, sans crier gare, la solitude se rompt. Un grondement, des machines, des silhouettes casquées, un chantier coupe notre route. La scène paraît irréelle, après des jours d’un silence presque sacré, nous voilà plongés dans le vacarme des pelles mécaniques et des camions, dans cette agitation humaine qui ne nous manquait pas. Nous traversons au milieu d’eux, sacs sur le dos, comme deux intrus échappés d’un autre monde.

 

À la sortie, la piste du chantier nous guide un moment, large et facile. Sur le bord, une fillette est là, seule. Ses vêtements sont en lambeaux, ses joues couvertes de poussière. Elle me regarde sans ciller. Je pense à la photo de Cory Richards, ce regard d’enfant des hauts plateaux à la fois fier et perdu, mais l’appareil reste dans mon sac. La misère ne se capture pas, elle se tait.

 

Nous déjeunons au-dessus d’une ferme. En contrebas, une piste s’éloigne de la montagne. L’idée me traverse de sortir d'ici me traverse encore, s’arrêter enfin. Marie soupire, mes envies d’abandon la fatiguent plus que les cols. Alors nous repartons, suivant un canal d’irrigation où un lama, les pattes dans l’eau glacée, semble savourer la vie simple que je lui envie un instant.

 

La vallée se resserre, humide et marécageuse. Trouver un emplacement pour la tente devient un défi. Après plusieurs tentatives, nous dénichons une petite parcelle sèche et plate près du torrent. Marie s’occupe de filtrer l’eau, rituel désormais bien rodé. Moi, je soigne mes ampoules ensanglatées. Quand enfin je m’allonge dans le duvet, un bruit sourd m’arrache à la torpeur. Des sabots, des souffles rauques. En un éclair, je saisis la bombe lacrymogène, sors en chaussettes, jambes nues et grosse doudoune. À quelques mètres, un taureau fixe Marie. Penchée au-dessus du torrent, Marie rit de mon allure avant de comprendre la menace. L’animal baisse la tête, avance d’un pas, prêt à charger. Elle recule dans le lit du torrent. Nous jouons malgré nous à un "1, 2, 3, soleil" avec l'animal. Lorsqu’elle me rejoint enfin, nous regagnons la tente, le coeur battant.

 

Le taureau rôde longtemps. On l’entend renifler, beugler tout près, frôler la tente. Pourvu qu’il ne s’emmêle pas dans les sardines et cordelettes. Puis, le silence. Avant qu’il ne revienne. Ce soir-là, les bêtes hurlent sous la lune, comme si la vallée entière exhalait une fièvre. Nous restons tapis dans nos duvets, transis, à écouter les mugissements. Quand enfin tout se tait, nous nous endormons, le coeur encore tendu, bercés par la peur et l’altitude.

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Jour 6 ¦ Jaillahuaya Valley => Chachakumani ¦ 11 km / 610 D+ / 630 D-

Au réveil, la première chose que nous faisons est de scruter la vallée. Le taureau n’est plus là. Ouf. L’air est froid mais lavé de toute menace. La vallée, impassible, semble tout ignorer de nos frayeurs de la veille. Nous replions la tente, réenfilons les sacs et reprenons la marche.

 

La vallée s’élève lentement, puis se resserre. Bientôt, il n’y a plus d'issue, nous sommes arrivés au bout. Au loin, les vaches et les taureaux paissent tranquillement, comme si la nuit dernière n’avait été qu’un mauvais rêve. Nous déjeunons là, adossés à un rocher.

 

Devant nous, une côte raide, rêche, minérale. Le col culmine à 5'040 mètres. C’est le genre de pente qui décourage avant même qu’on y pose le pied. Pourtant, comme chaque fois, nous nous engageons sans hâte, avec cette lenteur obstinée qui seule permet d’avancer ici. Pas après pas. Mètre après mètre. À cette altitude, il n’y a plus de place pour la bravoure, juste pour la persévérance.

 

Étrangement, ces montées me font du bien. Je me sens galvanisé par l'épreuve. La douleur des ampoules s’efface, la lassitude s’éloigne, le souffle trouve un rythme. Plus la pente se cabre, plus quelque chose en moi s’apaise. Peut-être est-ce la clarté de l’effort, ce moment où il ne reste plus rien à penser qu’au pas suivant.

 

Le sommet s’offre enfin, dans une lumière coupante. Le Chachacomani se dresse face à nous, immense, drapé de sa blancheur. C’est l’une des plus belles visions qui soit. Nous restons un moment sans parler. Ce genre de beauté n’appelle pas de mots.

 

Puis vient la descente. Toujours la même épreuve. Les jambes tremblent, les pieds brûlent, les ampoules se rouvrent. Chaque pas devient une morsure. Je sens la lassitude remonter, lourde comme une ombre. L’énergie me quitte, la colère la remplace. À mesure que nous perdons de l’altitude, mon moral s’effondre.

 

Le soir, nous dressons la tente mécaniquement. Je m’assois, vide, incapable même d’apprécier le paysage. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Je suis habité par cette fatigue sans nom, cette impression de se battre contre du vide. Et j’ai horreur de ne pas comprendre. Marie, plus lucide que moi, propose une journée de pause demain, l’étape suivante s’annonçant rude avec son mille mètres de dénivelé et un col raide, encore un. J'acquiesce.

 

Quand la nuit tombe, je me glisse dans le duvet avec un soupir de soulagement. Demain, nous ne marcherons pas. Cette simple idée me paraît un luxe inestimable à mi parcours.

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Jour 7 ¦ Chachakumani => Quelque part sur la montagne ¦ 3 km / 660 D+ / 40 D-

La matinée s’annonce douce et légère. Nous avons décidé de faire demi-pause en fin de compte, en ne marchant que l’après-midi, afin de scinder l’étape du lendemain en deux et éviter ainsi d’affronter d’un seul coup la grande pente qui nous attend. L’idée semble sage, presque confortable. Nous paressons un peu, savourons le soleil qui réchauffe enfin la tente, la lenteur retrouvée d’un matin sans hâte.

 

En début d’après-midi, nous repartons la fleur au fusil, rassurés par l’idée d’une courte marche. Mais ici, rien n’est jamais simple. Les montagnes se jouent de nos certitudes. Nous quittons imperceptiblement la bonne direction. Une légère erreur et nous dérivons, guidés par la pente comme l’eau suit son lit. Nous pensons corriger le tir, mais déjà la logique du terrain nous a piégés. À vouloir éviter les obstacles, nous en créons de nouveaux. Ce qui devait être une courte ascension devient une longue montée. La pente s’étire, insensible à nos soupirs.

 

Heureusement, la vue est à couper le souffle. Autour de nous, des glaciers scintillent sous le soleil cru, les sommets de six mille mètres dressent leurs cimes d’un blanc pur. Pendant un moment, nous oublions la fatigue. Puis le doute revient, brutal, lorsque nous atteignons la crête. La vallée où nous devions camper s’étend deux cents mètres plus bas, inaccessible, séparée de nous par une falaise abrupte.

 

Nous restons un instant immobiles, à chercher une issue. Sur la carte, la crête semble partager le même col que la vallée. Si nous la suivons, nous devrions rejoindre la bonne trace. Nous décidons de continuer comme des funambules sur cette arête suspendue. 

 

Finalement, un replat se dessine, une sorte de balcon à 5 100 mètres. Nous décidons d’y dresser la tente. Le lieu est improbable, minéral, presque hostile, mais il offre une vue magistrale. Nous effectuons une courte reconnaissance pour vérifier que la crête rejoint bien le col. Rassurés, nous regagnons la tente.

 

La nuit tombe vite, glaciale. Marie relit les récits de trek qu’elle avait emportés. Son visage se ferme. Le col que nous pensions être le bon ne figure pas sur notre itinéraire. Le vrai, celui que nous devons franchir demain, nous ignorons où il est. Je balaie la question d’une main. À quoi bon réfléchir dans la nuit ? Nous verrons demain. De toute façon, il n’y a rien d’autre à faire que dormir.

 

Mais dormir n'est pas si simple cette nuit. L’air semble me manquer. Je me réveille par sursaut, le souffle coupé, comme si mes poumons oubliaient leur travail. Par moments, j’ai l’impression que la tente bascule, glisse, s’effondre dans le vide. Le vent siffle contre la toile, secoue nos nerfs. À côté de moi, Marie s’agite aussi. Nous attendons le jour sans le dire, chacun muré dans ses pensées. Pour une fois, le réveil sera une délivrance.

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Jour 8 ¦ Quelque part sur la montagne => Rio Keka Jahuira ¦ 8 km / 400 D+ / 930 D-

La tente pliée, nous partons au lever du jour, comme à notre habitude. Nous remontons d’abord en direction du glacier, avant de plonger dans la vallée où nous aurions dû dormir. Autour de nous, les parois se redressent et rendent toute lecture du terrain difficile. Nous nous demandons encore où se cache le sommet que nous devons franchir tant tout semble trop raide, trop improbable.

 

Le GPS nous guide jusqu'au pied de la côte. Et quelle côte. Jamais je n’ai dû lever la tête aussi haut en randonnée pour deviner un passage. Nous commençons à tâtons, suivant des traces de pas qui s’avèrent trompeuses. Ici, plus d’herbe, plus d’appui solide, seulement du sable et des graviers qui roulent sous nos semelles. Nous gagnons quelques mètres sur le flanc, puis sommes contraints d’attaquer la paroi de face.

 

Je n’ai rarement été aussi concentré. Chaque geste compte. J’analyse la pente comme un bloc d’escalade, sauf qu’ici, aucune prise colorée ne t’indique la voie. Je monte, renonce, redescends et comprends vite que tout mètre gagné est un trésor à défendre. Je ne regarde pas souvent en bas, mais lorsque je le fais, je constate notre progression ce qui apaise le moral car en haut le sommet paraît toujours aussi loin.

 

La pente frôle les 45° de moyenne, parfois davantage. Nos sens sont à vif. Craignant de voir Marie glisser, je lui répète sans cesse de se concentre. Ici, l’imprudence ne nous pardonnera pas. Dans ces moments-là, il n’y a plus de fatigue, seulement l'instant présent, une forme de pleine conscience.

 

Deux heures passent ainsi. Le soleil monte, l’inquiétude aussi. Et si la descente était aussi raide ? Et si nous devions rebrousser chemin ?

 

Soudain, de nouvelles traces apparaissent, plus nettes, plus cohérentes. Je les suis comme un fil d’Ariane. À chaque replat, je crois toucher le sommet mais ce ne sont que des ressauts. Puis enfin, la pente s’apaise. Je me hisse au point le plus haut, haletant, incrédule. La descente s’annonce facile. Les larmes montent d’elles-mêmes, sans prévenir. Trois heures pour un kilomètre. Toute la tension se relâche d’un coup.

 

Nous sommes à 5'350 mètres, le point culminant du trek. La vue à 360° est à couper le souffle : l’Altiplano, le lac Titicaca, les glaciers, les lacs suspendus… tout le visage de la Cordillère résumé en un seul regard. C’est trop grand pour être compris, trop beau pour être raconté.

 

La descente se fait légère, sereine. Nous nous arrêtons près d’un névé pour faire fondre un peu de neige, remplir nos poches à eau, déjeuner enfin. Nous rions. C’est plus facile de le faire maintenant qu’en plein effort. 

 

Au loin, la vallée pour cette nuit apparaît. Et soudain, le contrecoup. La fatigue revient, sourde, obstinée. Marie suit fidèlement la trace GPS, tandis que je vise le plat au plus vite. Nos trajectoires se séparent, se croisent à nouveau. Lorsque nous plantons enfin la tente, le soulagement est total.

 

Je déballe mes affaires : la poche à eau percée quelques jours plus tôt ne fuit pas, petite victoire. Le repas quant à lui reste une épreuve. Même Marie commence à peiner avec ces liophylisés, à ne plus avoir envie de manger quoique ce soit, après tout, c’était ambitieux de miser sur des oeufs brouillés chaque soir.

 

Comme chaque soir, je compte les jours qu’il reste. Nous avons décidé de ne pas aller jusqu’à Sorata, mais de quitter l’itinéraire plus tôt, à la fin de la dernière vraie étape de montagne. Les deux dernières ne sont qu’une longue redescente, une route sans charme au fond d’une vallée. Autant garder du voyage la part la plus belle.

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Jour 9 ¦ Rio Keka Jahuira => Jistaña Khota ¦ 8 km / 250 D+ / 290 D-

Changement de vallée, encore. Petite étape aujourd’hui et ce sera bien assez. Le matin, une étendue gelée nous piège et nous force à rebrousser chemin. Nous reprenons de la hauteur, traversons le plateau. Pour la première fois depuis le départ, je me dis que nous touchons au but et que peut-être je pourrai aller au bout. La marche s’écoule sans difficulté particulière, presque familière. Nous avons fini par apprivoiser ce décor bien que l'effort est toujours compliqué de mon côté.

 

Parfois, un cri d’oiseau nous tire de notre torpeur. Il surgit d’un arbuste sans prévenir, brisant le calme d’un seul battement d’ailes. La première fois, nous avions sursauté au bord de la crise cardique. Les troupeaux de lamas et d’alpagas ne nous surprennent plus non plus, ils font partie du décor, indifférents à notre passage.

 

Nous zigzaguons une fois encore entre les zones humides, évitant avec soin ces flaques traîtresses où un pied trempé suffirait à gâcher la journée. En fin d’après-midi, nous posons la tente près d’une piste, un peu à l’écart. L’étape a été courte, mais suffisante puisqu'une fois n'est pas coutume je tourne de l'oeil. Comme tous les soirs je demande à Marie si elle ne veut pas s'arrêter, après tout il y a une piste non loin, mais ça ne mord toujours pas. Mon héroïne a la tête dure.

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Jour 10 ¦ Jistaña Khota => Corcaputo ¦ 15 km / 30 D+ / 520 D-

Au petit matin, Marie découvre que son matelas de sol est peut-être percé. Ce détail anodin, après dix jours d’efforts, devient la goutte de trop. Elle se fige, puis éclate en larmes ou en rire, je ne sais pas trop. Je lui demande si ça va, ne comprenant pas ce qui se passe. Elle me demande alors si je veux arrêter le trek, je crois d’abord à une plaisanterie. Mais non. Elle a craqué. Et je ne peux pas lui en vouloir : elle a porté cette traversée bien plus que moi, tandis que je m’enfonçais dans mon propre découragement dès le premier jour. 

 

Nous plions la tente sans un mot. Nous suivons la piste, décidés à rejoindre la civilisation, à trouver une voiture dans le premier village venu. Le pas de Marie est vif, presque rageur, le mien comme à son habitude traîne, vidé. Au loin, le lac Titicaca, miroir immense et bleu, s’impose comme une promesse.

 

La piste serpente dans un décor sec, dénudé. Aucun bruit, aucune voiture. Enfin, un village surgit, collé à une route principale. L’absence d’âme m’inquiète. Puis j’aperçois une voiture, deux adolescents à bord. Je cours vers eux, affolé à l’idée qu’ils s’en aillent sans nous voir. Ils rient en nous voyant, un peu incrédules. Quand nous leur expliquons d’où nous venons ils regardent la montagne incrédules comme si nous parlions d’un autre monde. Alors nous racontons et leur montrons les sacs. Ils hochent la tête, partagés entre l’étonnement et la curiosité.

 

Ils appellent leur frère, celui qui conduit. Nous attendons sur un banc qu’ils ont déplacé pour nous, au bord de la route. L’air est chaud, presque doux, après ces jours d’altitude. Le frère finit par arriver. Il nous conduit d’abord jusqu’à un village voisin mais pas de bus. Alors il poursuit jusqu’à Huarina, où nous trouvons enfin un minibus pour Chilaya. Le trajet est court, mais étrange. Après dix jours de silence, les bruits du moteur, les conversations, ls klaxons semblent violents. Le minibus nous dépose trop loin. Ironie du sort, il faut encore marcher pour rejoindre l’hôtel que Marie a déniché.

 

La réceptionniste nous regarde comme si nous sortions d’un conte. Quand elle nous demande d’où nous venons et qu’on répond simplement de la montagne, elle répète la phrase à son mari au téléphone, incrédule, comme si ces mots ne suffisaient pas à expliquer notre état. Nous montons les marches, dernière côte du trek. Dans la chambre, nous posons enfin nos sacs. Nous nous douchons, rinçons les vêtements remplis de poussières, je panse mes plaies aux pieds. C’est presque une renaissance ces moments d'après trek.

 

La réceptionniste nous propose du poulet-riz pour le déjeuner. Nous revivons, nous qui n'arrivions plus à manger nos repas ces derniers jours. Nous ne saurons jamais combien de poids nous avons véritablement perdu sur ce trek, mais lors au retour du voyage j'aurai perdu quatre kilos. Cela ne m'étonnerait pas que ce soit uniquement lié au trek.

 

Je revis une seconde fois quand je m’allonge sur le lit. L'occasion de donner des nouvelles aux proches, déjà rassurés en voyant notre trace bougé sur la carte en ligne dédiée grâce au téléphone satellite. Apaisé, je me dis que cette nuit sera parfaite.
Du moins, c’est ce que je croyais.

Apparemment une entreprise fait son séminaire dans l'hôtel, les gens chanteront, danseront, crierons, baiserons même jusqu'au bout de la nuit. Comme quoi, nous n'étions pas si mal sous la tente.

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Gandhi.

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