
Madère
23/03/2024 - 01/04/2024
Il y a des îles qui ressemblent à des épingles fichées dans l’océan pour retenir le vent.
Madère est de celles-là. Un roc jeté par les éléments comme on claque une porte. Un caprice volcanique. Une marche d'escalier vers le ciel.
J’ai vu des cartes. Des cimes. Des routes en lacet comme des cicatrices sur un vieux visage. J’ai lu que les sentiers y mordent les falaises. Parfait. Je cherche le bord. Là où le sol hésite. Là où l’homme marche en funambule entre ciel et vide. C’est là que le monde commence.
Nous partirons léger en espérant arpenter les terres de cette île tout en se hissant hors du bavardage.
Mais avant cela, faut-il encore y atterrir. L'aéroport, battu par les vents, est connu pour être compliqué et causé un certain nombre d'annulations de vol.















Péninsule de São Lourenço
Dès notre arrivée à Funchal, après avoir récupéré la voiture de location, nous filons en direction de la péninsule de São Lourenço pour une petite randonnée.
Sur une carte, c’est une langue de roc qui s’enfonce dans l’Atlantique comme un doigt accusateur. Pas un arbre. Pas une ombre. Juste la pierre et le vent. L’île s’y décharne jusqu’à l’os.
Là-bas, la terre a oublié d’y être douce. Elle s’est offerte au vent comme une joue offerte à la gifle. Ici, l’herbe ne pousse pas — elle s’accroche. Les oiseaux ne chantent pas — ils crient, happés par les bourrasques. Il y a un vent à défriser les moutons, ou mes cheveux. A demeurer ici, je vais me faire éroder par le vent.
Nous marchions sur cette langue de pierre, entre deux abîmes. Au nord, l’océan gronde. Au sud, il s’impatiente. La terre, elle, se tait. Elle encaisse. L’horizon, dur comme un couteau. Les falaises, coupées à la serpe. La beauté ? Elle ne se laisse pas caresser ici. Elle se prend de face, sans fard. Une beauté nue, rugueuse, indifférente.
Quand on arrive au bout de São Lourenço, on ne trouve rien. Ni temple, ni miracle. Seulement le vide devant. L’Atlantique tend son linceul d’azur, immense et sans bord. Et là, debout sur la dernière pierre, on comprend : il n’y a rien à conquérir. Seulement à se taire, et regarder.
Le monde est plus vaste que nos certitudes.
Sur la marche du retour, nous découvrons des gens en file indienne. Avertissement compris, nous partirons tôt sur les différents sites naturels avant qu'ils ne deviennent de véritables parcs d'attraction !
Nous filons vers la Quinta pour les nuits à venir. La route jusqu’à São Jorge donne le ton des jours prochains : ruban sinueux, tunnels à foison, et ce sentiment d’entrer dans un territoire qui ne se livre qu’au prix de détours.


De São Jorge à Porto Moniz
Ici, prendre la route, c’est accepter de se faire avaler par la montagne. La route s’élève, s’enroule, se rétracte. Elle ne suit pas la logique de l’homme, mais celle du relief. Parfois, elle se glisse dans la roche, s’y fait tunnel, trouée de silence entre deux grondements. D’autres fois, elle s’accroche à la pente, suspendue comme une idée obstinée.
En bas, l’Atlantique furieux d’être contenu. Les falaises plongent sans hésiter, verticales, indifférentes. On roule à flanc d’île, happé par le ciel, retenu par le volant. C’est une route pour ceux qui aiment les marges.
Puis soudain, une trouée. Une odeur de sel. Une lumière plus vive. Porto Moniz surgit, adossée au dernier repli du nord. L’océan y cogne sans relâche, mais les hommes, rusés ou fatigués, ont creusé des piscines dans la roche. Des bassins noirs où l’eau vient mourir doucement.
On s’y glisse comme dans une faille tiède, entouré de roches figées dans leur élan. Le vent passe, le ressac continue. Toutefois, dans l’eau calme des piscines naturelles, c’est le corps qui flotte enfin, lavé du bitume, délesté de la route.
Le monde continue de tourner. Ici, on a juste trouvé un endroit pour le regarder passer.



Le ciel s’est fendu d’un trait d’acier. Pas de lumière, juste une brèche dans la grisaille. L’ombre règne, épaisse, souveraine.
Devant moi, les dents noires de l’Atlantique émergent, figées dans l’assaut. Rochers dressés comme des survivants, restes d’un vieux combat entre l’eau et la lave.
Un oiseau fend l’air, seul trait vivant dans l’immobilité du tumulte.
Il ne vole pas : il résiste. À la rafale. Au vide.
Là-bas, la côte recule lentement, engloutie dans le brouillard.
La montagne ne s’efface pas, elle se retire avec dignité.
Le silence est total. Mais c’est un silence d’avant l’orage, tendu comme une corde.
Un silence qui respire lourd.
Je regarde, immobile. L’homme n’a rien à faire ici.
C’est un lieu pour les éléments.
Le vent, la mer, la pierre.
Et l’oubli.
Fanal
Ils sont là, noueux, tordus, figés dans une danse que seul le temps comprend.
À Fanal, les arbres ne poussent pas : ils endurent. Ils plient, se courbent, se figent dans des poses d’agonie tranquille. Le vent les sculpte, le brouillard les efface.
Marcher ici, c’est entrer dans un tableau de cendre. Les troncs surgissent sans prévenir, fantômes enracinés, silhouettes déformées par l’humidité et l’attente.
On avance lentement, pour ne pas rompre l’équilibre. On parle bas, comme dans une église désossée.
Le brouillard n’est pas un voile : c’est une matière. Il colle à la peau, s’insinue dans les poches, brouille les distances.
On croit voir un arbre, c’est une roche.
On croit marcher droit, on tourne en rond.
À Fanal, le temps n’est plus un fil, mais une brume.
On ne sait plus l’heure, on avance dans une lenteur souveraine.
Rien ne bouge.
Tout attend.


Randonnée de Pico de Areiro à Pico Ruivo
Au départ, le Pico do Arieiro est battu par le vent et rien n’y pousse si ce n'est le courage de marcher. Cette randonnée est une promesse de vide et de lumière, un incontournable de l'île.
On marche sur le dos de Madère, sur sa colonne vertébrale noueuse. Les crêtes s’enchaînent comme des vertèbres. Chaque pas engage le corps. Chaque virage, une mise à l’épreuve.
La roche est sèche, coupante. Le vent, brutal. On glisse dans des tunnels creusés à même la montagne. Dehors, le monde chavire : les nuages passent sous les pieds, les falaises tombent sans fin.
La beauté est une menace.
On grimpe, on descend, on s’essouffle. Mais le corps accepte parce qu’il comprend que la récompense n’est pas au sommet, mais dans la verticalité du chemin.
Et puis, après les marches, les couloirs, les crêtes rongées par le vent, le Pico Ruivo surgit. Pas comme une victoire. Plutôt comme un témoin.
Le regard porte jusqu’à la mer. On voit l’île entière posée là, entre brume et feu.
Et on comprend que c’est ça, Madère : une île dressée, une montée, un effort.
Un cri de pierre dans l’Atlantique.
La descente sera moins romanesque, dans l'impossibilité de trouver un taxi pour nous ramener au point de départ nous sommes réduits à longer la route, à couper à travers bois et champs jusqu'à trouver enfin un véhicule. Nous ignorions que Fangio avait rescussité à Madère. Le conducteur est taré, il n'y a pas d'autres mots. Nous circulons à tombeau ouvert sur des routes qui n'ont nul besoin d'être tentées. C'est dans un soulagement que nous retrouvons notre petite voiture, perdue dans une marée de véhicule déouglinant de toute part. Décidément, c'est un pays où il faut se lever tôt pour profiter.




Levada do caldeirao verde
On suit une ligne d’eau taillée dans la montagne.
Pas un chemin — une entaille.
La levada rase les falaises, se love dans les creux, disparaît sous la roche.
Elle coule sans hâte. Nous, on avance avec prudence.
À gauche, la pierre suinte. À droite, le vide appelle.
Chaque pas réclame une vigilance de funambule.
Le vert n’est pas ici une couleur, c’est une saturation. Une invasion.
La forêt dévore tout. Racines, mousses, fougères, une végétation primitive, d’avant l’homme, quand le monde n’avait pas encore été peigné.
On traverse des tunnels sombres, humides, où l'on devine à tâtons la suite du sentier.
Le silence est épais, troublé seulement par le clapotis de l’eau ou le cri d’un oiseau échappé d’un autre siècle.
Et puis, au bout de ce couloir végétal, le cirque s’ouvre d’un coup.
Caldeirão Verde.
La cascade chute d’un fil droit, haute, maigre et souveraine.
Elle tombe comme on se rend : sans cri, sans détour, sans fin.
Un rideau d’eau dans une cathédrale de roche.
On s’assoit, trempé de fatigue et de bruine.
Rien à dire.
La levada, elle, repart, indifférente. Elle a encore du chemin.
Nous, on reste. Suspendus.


Randonnée de Porto da Cruz à Boca do Riesgo
Voilà un itinéraire qui mérite d'être connu, bien que la description dans le guide topo effraie quelque peu... A tel point que nous avons failli ne pas y aller en raison des récentes pluies pouvant rendre glissant le sentier.
Ce dernier débute de Porto da Cruz et grimpe sans détours.
Ici, l’île ne prend pas le temps de prévenir. Elle attaque.
Devant, la mer. En bas, la falaise.
On longe la côte comme on marcherait sur le bord d’une lame.
Le sentier est taillé dans la pierre, maigre comme un serment.
À droite, le roc. À gauche, le vide.
Entre les deux : la marche.
Le vent pousse, la terre se dérobe parfois, un pied glisse et le coeur, lui, s’accroche.
C’est beau, mais sans indulgence.
Les collines s’ouvrent lentement sur l’Atlantique. On distingue au loin les îlots, les crêtes, des pans entiers de falaise effondrés dans l’eau. Nous apercevons même la péninsule de São Lourenço.
On avance comme un funambule entre deux mondes : la roche et l’écume.
Arrivé au bout, nous ne prendrons pas le risque d'attendre un taxi qui ne viendra pas, et dans le cas où il viendrait risquerait de raccourcir notre espérance de vie. Ainsi, nous reprenons en sens inverse le sentier.


Au fil de la route, de Porto Moniz à Estalagem da Ponta do Sol
La route serpente, comme une ligne fragile tracée sur la peau de la montagne, entre Porto Moniz et Estalagem da Ponta do Sol. On quitte le refuge des piscines naturelles, où l'Atlantique bat furieusement contre les rochers, pour s'engager dans les chemins tortueux de l'île.
Cabo Girão se profile, un géant de verre et de métal planté dans le ciel. La route atteint son sommet, offrant une vue vertigineuse. Le vert profond des terrasses agricoles s'efface pour laisser place à la vaste étendue bleue de l'océan, à l'infini. Les nuages glissent lentement, effleurant les falaises, enveloppant le tout dans une brume légère, créant un tableau éphémère, à la fois mystique et sauvage.
La force du vent nous empêchera d'utiliser le téléphérique, nous reprenons la route.
A Ponta do Pargo, nous assistons à un spectacle d'une vénusté sans pareille.
Dans le silence infini de l’océan, une vague se dresse, monumentale et solitaire. Elle est là, suspendue entre ciel et mer, un instant d’éternité où le temps semble retenir son souffle. Sa crête écumante, d’une blancheur immaculée, contraste avec le bleu abyssal qui l’entoure.
Cette vague, c’est l’écho des jours révolus, des rires et des larmes, des espoirs et des regrets. Elle est le témoin muet de nos vies, de nos errances, de nos quêtes incessantes. Elle se dresse, fière et indomptable, défiant le vent et les tempêtes bien qu’emportée par le courant inexorable du temps.
Elle qui symbolise ce qui fut et ne sera plus, par ses hauts et ses bas, incarne aussi notre capacité à continuer, à se relever, à se réinventer. Car la vie, comme cette vague, est un mouvement perpétuel, un cycle sans fin de renouveau et de renaissance.
Lorsque la vague retombe, lorsque l’écume se dissipe, il ne reste plus qu’un souffle, un soupir, un écho lointain. Mais dans ce souffle, dans ce soupir, dans cet écho, il y a toute la poésie du monde.

On roule vers Jardim do Mar, ce village niché dans une vallée étroite, où les maisons s'accrochent comme des coquilles à la paroi abrupte. La route grimpe et descend, toujours plus proche du bord, là où la mer se heurte aux parois volcaniques, rugueuses et fières.
Nous emprunterons le long baladoir et filerons déjeuner dans un restaurant caché au milieu d'une ruelle abandonnée. Marie seule a le secret de trouver ces adresses culinaires.
A l’approche de Ponta do Sol, la route devient plus calme. Le village se dévoile dans un éclat doré, baigné par la lumière du soleil qui commence à se coucher. Le soir tombe, paisible, sur ce coin du monde, où la mer et la montagne se rencontrent dans une harmonie presque silencieuse. La promesse d’une nuit sereine à l'Estalagem semble alors une évidence, un refuge bien mérité après cette traversée.
Funchal
Cette ville ancrée sur la côte sud de Madère, porte en elle l’empreinte indélébile de siècles d’histoire et de rencontres. C’est ici, sur ces rivages d’azur, que les premiers navigateurs portugais, menés par João Gonçalves Zarco, foulèrent le sol de l’île en 1419.
L’île, encore sauvage et mystérieuse, s’offrait alors comme un secret caché, un jardin d’Eden que la mer avait voulu dissimuler. Les hommes arrivèrent avec leurs caravelles, le regard tourné vers la conquête, et la terre, généreuse mais rugueuse, leur offrit des fruits exotiques, des épices, et un climat presque trop parfait pour être vrai.
La ville s’épanouit autour du port, ce bras tendu vers l’océan, témoin du commerce florissant, des échanges, et des cultures mêlées. Funchal, c’était la promesse d’un autre monde, un monde où les rêves de l’Empire se confrontaient à la réalité d’une nature dévorante.
Dans les ruelles étroites du centre, l’histoire se murmure. Les échos du passé résonnent dans les églises baroques et les palais qui bordent les places tranquilles. C’est un mélange de vieilles pierres et de végétation luxuriante, de couleurs criardes et de silence immobile.
Une ville où l’horizon se mêle à l’histoire, et où chaque pas semble vous rapprocher un peu plus du grand voyage qu’a été la découverte de Madère.
Au marché de Funchal, on se sent un peu comme des spectateurs d’un grand théâtre naturel, où les couleurs et les odeurs s’entrelacent dans une danse sensorielle. Entre les étals, la mer semble se glisser, partout présente. C’est là, au milieu des viviers et des caisses en bois, que l’on découvre ces poissons-épées noirs, imposants et effrayants. Leurs longs becs effilés et leurs corps luisants captivent l’oeil.


Nous faisons également une halte au jardin botanique de la ville. Ce dernier, perché sur les collines, semble flotter entre ciel et mer. C’est un écrin, une sorte de promesse en fleurs, où se mélangent des espèces venues de tous les coins du monde. On y découvre un univers coloré, où les plantes semblent parler le langage du voyage.
Des palmiers majestueux côtoient des orchidées délicates, des bougainvilliers explosent en cascades de pourpre et de rose, tandis que des agapanthes bleues murmurent à l’oreille des visiteurs.
Ici, la nature ne se contente pas de croître, elle danse et se déploie avec un excès de beauté, d’une manière qui n’appartient qu’à elle. Le jardin n’est pas seulement un lieu de promenade, c’est une invitation à respirer. Un lieu où l’on s’arrête, un instant, pour oublier le monde d’en bas et plonger dans la quiétude d’en haut.


Calheta, sortie en mer
Départ matinal, bien que l'océan soit plus calme que ces précédents jours, il en demeure tout de même une certaine houle qui arrive à bout de certains sourires. Ce terrain mouvant, au rythme lourd et maladroit, impose la montée d'un vertige sournois, la nausée s'installant insidieusement dans nos entrailles.
C'est ce moment qu'ont choisi les dauphins pour faire leur apparition.
Ils surgissaient de l’eau en éclats d’argent, leurs corps fuselés coupant les vagues avec une grâce infinie. Ils étaient là, joueurs et curieux, venant se frotter au sillage du bateau, leurs silhouettes vives et éclatantes, comme des éclats de lumière dans l'immensité bleue.
Le retour au port ne se fera pas sans soulagement, un réconfort pour ceux qui avaient succombé aux caprices de la mer.

