
Salar d'Uyuni & Sud Lipez
29-31/07/2025 (Jours 4-6)
Le trajet en bus semble ne jamais finir. Les heures s’étirent dans une lenteur... comme si la route elle-même refusait d’en finir. La fatigue s’installe, sourde et lourde.
Nous arrivons enfin à Uyuni, ville sans charme, plantée là comme une erreur de géographe. Ses avenues se coupent à angle droit, vastes et vides, balayées par un vent glacial. Nous marchons vite, les sacs sur le dos, pressés de rejoindre l’hôtel.
Dans la chambre, on se glisse sous les couvertures comme dans un refuge. Chacun tente de réchauffer son carré de drap, sans oser bouger de peur de perdre la chaleur gagnée. Le silence est brisé par les chiens qui gueulent dehors.
Le réveil sera presque un soulagement.
Le lendemain nous retrouvons notre chauffeur privé pour ces trois prochains jours. Il nous conduit d'abord à un lieu qui semble appartenir à un autre temps, aux abords d'Uyuni, le cimetière des trains.
Sur une plaine désertique, des carcasses de locomotives reposent dans la poussière. Rouillées, éventrées, dévorées par le vent, elles s’étirent comme un cortège d’ombres métalliques vers l’horizon. C’est ici que s'est arrêté le grand projet ferroviaire bolivien de relier les Andes au Pacifique, transporter l’argent de Potosi jusqu’aux ports chiliens. Les locomotives, britanniques ou allemandes, arrivaient par bateaux depuis l'Europe avant d'être transportées à dos de mule sur l'altiplano.
Mais le métal s’est tu plus vite que prévu. L’effondrement des mines d’argent, les crises politiques, l’isolement du pays ont eu raison de ces trains. Depuis, ils rouillent lentement sous le soleil, vestiges d’une époque où l’on croyait encore que les rails pouvaient dompter le désert.
Le contraste est brutal.
Autrefois, ces machines portaient le métal des Andes.
Aujourd’hui, elles portent des touristes hilarés.
Le progrès s’est dissous dans la poussière et l’amusement a pris sa place.


Colchani, oubliée de tous si ce n'est des touristes, est là. C’est le dernier village avant l’immensité du salar. Ici, tout semble taillé dans la même matière : les murs, les tables, les souvenirs. Le sel colle aux chaussures, s’accroche aux doigts, imprègne l’air.
Colchani s’est formé au début du XXᵉ siècle autour de la coopérative de sel créée par les habitants pour exploiter le salar. Avant l’arrivée du tourisme, c’était un hameau rude, où l’on vivait du sel comme d’autres vivaient du pain : on le grattait, on le faisait sécher, on le vendait à bas prix. Les maisons de sel, construites par nécessité, témoignaient d’un savoir-faire austère plus que d’une fantaisie architecturale.
Aujourd’hui, le village vit autant des voyageurs que du minerai blanc. Les ateliers s’ouvrent sur la route : sculptures, lampes, blocs taillés pour les hôtels de sel plus loin dans le désert. Le sel continue d’être l’unique ressource et le seul horizon. Rien ne pousse ici, sinon le vent.
Sur le bord de la piste, une petite fille passe, la main serrée dans celle de sa mère. Elles avancent lentement entre les maisons basses, passant devant une annonce pour les élections présidentielles qui auront lieu prochainement, sous un ciel sans ombre.
Je les regarde s’éloigner, minuscules dans le vide et je me questionne. Comment grandit-on ici, au milieu de rien ? Quel rêve peut naître dans un tel désert ? Tout semble se dissoudre dans la blancheur : les contours, les destins, les choix. Et pourtant, elles marchent portées par une habitude, si ce n'est une survie, plus forte que le doute.


Nous entrons dans le salar et le monde bascule.
La terre et le ciel se confondent dans une blancheur à perte de vue. Les contours disparaissent, les distances se perdent et l’on avance sans savoir si l’on s’approche de quelque chose ou si l’on s’éloigne.
Tout est immense. Nous avons l'impression que l’espace va nous engloutir. Nous sommes attentif au moindre détail, un éclat ou une fissure qui créerait une singularité dans ce paysage uniforme.
Rarement un paysage m’a laissé sans mot. Debout au milieu du salar, je ne sais comment décrire ce vide. Il ne s’agit pas seulement de la blancheur qui avale tout, ni de l’horizon indiscernable, mais d’un sentiment plus profond, suspendu entre le ciel et la terre, perdu dans un espace qui ne semble pas appartenir au monde tel qu'on le connait. Chaque pas résonne dans le silence comme un écho à notre propre présence. Et je reste planté là, immobile.


Après un déjeuner pris dans l’immensité blanche, le chauffeur nous dépose au pied d’une “île”. De loin, on dirait un mirage, un morceau d’ombre dans un monde sans relief. En approchant, le sel cède la place à la pierre et la pierre aux cactus. Des colonnes vertes surgissent du néant, hautes, épaisses, hérissées d’aiguilles comme des sentinelles.
Pour mieux comprendre cette étendue saline, il faut remonter le temps sur des millions d’années, quand une vaste mer intérieure recouvrait tout l’Altiplano, du nord du Pérou jusqu’au sud de la Bolivie. Cette étendue d’eau, née des soulèvements de la cordillère des Andes, s’est lentement fragmentée sous l’effet des changements climatiques et tectoniques. Le climat s’est asséché, les pluies se sont faites plus rares et les rivières ont cessé d’alimenter le bassin. L’eau s’est alors retirée, laissant derrière elle une série de lacs isolés tels que Titicaca au nord, Poopó au centre et plus au sud, les vastes déserts salés d’Uyuni et de Coipasa. Le Salar d’Uyuni est donc ce qu’il reste de ce monde englouti : le fond d’un océan d’altitude, évaporé au soleil, figé dans le sel.
C’est cela, sans doute, qui trouble tant ici : on marche sur la mémoire d’une mer disparue. Chaque cristal de sel garde le souvenir de l’eau, du temps et du silence.
Ces îlots rocheux étaient alors les sommets d’anciennes montagnes, aujourd’hui figées au milieu du désert. Les cactus, eux, semblent veiller sur la mémoire du lac disparu. Du sommet, la blancheur reprend ses droits. A perte de vue, la lumière, le silence et cette impression d’être monté à bord d’un navire échoué.


Nous quittons l’île pour rejoindre les abords du volcan Thunupa. A son pied, des grottes abritent des momies précolombiennes, vestiges d’un peuple qui vivait ici bien avant que la mer ne s’évapore. Les corps, recroquevillés dans la pierre, semblent encore nous observer, c'est troublant.
Mais ce n’est pas ces squelettes qui nous séduisent le plus, plutôt le sentier qui grimpe vers le mirador supérieur. Le volcan met à l’épreuve le corps, comme pour nous préparer à la solitude du trek à venir. Autour, les lamas paissent tranquillement, indifférents à notre lente ascension.
En prenant de la hauteur, le salar s’ouvre sous nous, immense, irréel, comme un fragment de ciel tombé sur la terre. Nous demeurons là, suspendus entre le sel et les nuages, dans un moment qui ne semble appartenir à rien.
Quand nous retrouvons le chauffeur, il nous attend, visiblement inquiet. Nous avons disparu trop longtemps sur les pentes du Thunupa a priori. Il sourit puis reprend la piste. La lumière décline déjà, il veut nous offrir le coucher de soleil sur le salar.
Nous roulons à vive allure sur la croûte blanche. Le soleil s’abaisse, le ciel se teinte de cuivre, puis de mauve.
La nuit tombe vite à cette altitude. Le chauffeur nous dépose dans un hôtel de sel. Un rhume s’est invité en moi, sans doute l’air trop sec, trop froid. Il s’installera pour le reste du voyage, compagnon discret mais sacrément tenace.


Le lendemain, nous gagnons Isla Incahuasi, autre îlot de pierre au milieu du salar. Le salar s’étend toujours, immuable, et pourtant rien ne lasse. Nous entamons une marche d’une quarantaine de minutes parmi les cactus géants dressés comme des chandelles.
Il est temps d’abandonner le salar. Nous quittons la blancheur infinie pour plonger dans le Sud Lipez, cette région de pierres et de silence. Peu à peu, le sel disparaît sous la poussière, les horizons se teintent d’ocre, de roux, d'oxydation. La route se hisse sur les plateaux, se perdant entre des volcans endormis.
Le Sud Lipez est un monde sans repère, vaste, coloré, aride. La terre semble brûlée jusqu’à l’os. Les montagnes s’effritent comme des cendres, les lagunes éclatent de couleurs irréelles, le vent règne sans partage. On roule longtemps sans croiser personne, traversant un désert de lumière et de silence.


S’ensuivent les visites de nombreuses lagunes, dont j’ai oublié les noms. Qu’importe, elles se ressemblent sans jamais se confondre. L’eau y prend différentes teintes. Turquoise, laiteuse, parfois presque rouge. Sous le vent, la surface frissonne et les montagnes alentours s’y reflètent, comme adoucies par la distance et l’altitude.
Sur les rives, des vigognes se déplacent avec lenteur. Elles broutent quelques touffes d’herbe jaunie, lèvent la tête à notre passage, puis reprennent leur marche, tranquilles.
Les lagunes se succèdent, chacune garde sa couleur, son silence, son souvenir.






Le lendemain, départ à l’aube, le moteur ronronnant dans l’air glacé. La lumière se lève lentement sur un monde minéral. La route serpente entre les lagunes, les couleurs se succèdent comme sur une toile qui changerait de main à chaque virage.
Plus loin, le désert de Siloli s’ouvre ponctué de roches sculptées par le vent. L’Arbol de Piedra, arbre de pierre isolé dans cette immensité, semble né d’un songe à moins que ce ne soit simplement de l'érosion.
En entrant dans la Réserve Eduardo Avaroa, la Laguna Colorada apparaît soudain, malheureusement sous un ciel nuageux ne rendant justice à son nom. Mais la magie opère malgré tout. Plus loin encore, tandis que nous dépassons l'altitude du Mont Blanc, les fumerolles crachent leur haleine soufrée avant que le désert de Dali déroule ses collines d’ocre et de cendre. Une tempête de neige nous empêchera de contempler la Lagune Verde.
La route du retour est longue, nous traversons un village qui connaît une grande activité la nuit nous semble dire le chauffeur, la mafia étant fort présente. Nous arrivons à Uyuni, le jour s’efface comme un rideau qu’on tire sur un fabuleux paysage.





