
Oqaatsut
18-19/08/2017 (Jour 6-7)
Aujourd'hui j'arpente à pieds le sentier qui relie Ilulissat à Oqaatsut... Je prie toute la nuit pour que la pluie cesse : au moins laisser le temps aux chaussures de sécher...
Mais non... Ce bonheur quand sorti de ton chaud lit tu découvres que tu t'apprêtes à faire 25 km sous une pluie battante... L'avantage c'est que les insectes ne seront pas de sortie !
Il faut toujours voir le bon côté dans la vie.
Dès l’aube, accompagné par l’habituelle mélodie du vêlage des glaciers et les allers-retours de mes chers cétacés, j’arpente le sentier. L’étude de la carte me révèle ô comme, remis à l’échelle, je ne suis qu’un vulgaire point parmi les isohypses topographiques qui gribouillent le moindre relief. Le grand paradoxe de la nature : vous élever et vous rabaisser, devenir à son contact tout et rien. Je ne me suis jamais senti aussi libre et emprisonné que lors de ce voyage.
Le regard fixé sur l’étendue de l’Arctique, la respiration froide et à peine salée, je libère toutes ces pensées volatiles qui alourdissent mon pas. L’isolement permet cela : focaliser son esprit sur un rythme, sur un lieu, sur un détail, sur un son, sur la rotation même du globe et l’évolution perpétuelle de sa lumière...
...Et il vaudrait mieux se concentrer sur ses pieds si je ne veux pas me blesser... Avec la pluie le terrain se transforme vite en un petit enfer : le sentier est la moitié du temps le lit d'une rivière naissante, sinon c'est un marécage où ton pied peut potentiellement disparaître à tout moment sans crier gare, le reste du temps c'est une roche avec nulle aspérité recouverte d'une micro algue des plus traîtres.
Un passage de gué imprévu... Il n'apparaît pas sur la carte... La faute aux récentes fortes pluies. Le niveau de l'eau monte à vue d'oeil : décide-toi, tu traverses ou tu traverses pas ? C'est un peu à l'image de la vie : parfois tu veux rejoindre la rive d'en face... Mais tu ne sais pas si tu peux ou du moins si tu auras le temps de traverser avant que les flots ne te submergent... Seulement, plus tu attends moins ta chance d'y parvenir est grande. Alors, dans un élan de folie tu pourrais te dire "je traverse vite !". Mais qui te dit que l'autre rive est meilleure que celle où tu demeures ? Si ça se trouve, aussitôt le pied posé un éboulement te mettra en danger et tu te diras qu'il aurait mieux valu ne pas se jeter à l'eau et attendre quitte à fantasmer cette rive que tu ne pourras jamais atteindre.
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​En fin de compte, ici, j'ai pris le risque de traverser : mouillés les pieds l'étaient déjà, mais oserais-je la prochaine fois me jeter à l'eau ?


C'est plus facile de dessiner que de vivre. La vie n'est pas un dessin. Quand tu dessines, un mauvais coup de crayon est gommé et corrigé, la vie quant à elle n'accepte ni brouillon ni esquisse : ton geste doit être continu et unique... Offrant un joli gribouillis sans doute.
La pluie m’embrasse, le renard de l'autre fois a décidé de me suivre, les oiseaux ne cessent de me survoler, le vent souffle en mon sens, les icebergs m’accompagnent au loin. La nature même semble m’escorter. Douce impression d’avoir le monde qui m’est dédié un court instant… Peu importe s’il me fouette le visage, je l’enlace à pleins bras, tout entier, et file avec ce vent chéri vers mes lendemains…
...Mais avant cela j'enlace follement et passionnément le granit d'une violente étreinte. J'en étais sûr que j'allais tomber ! C'était sûr ! Voilà des heures que je luttais poussant le sens de l'équilibre à son paroxysme, j'étais à l'apogée de mon agilité là... Mais non... Tant d'efforts réduits en néant. Comme par hasard c'est toujours la même jambe qui prend.
Le paysage est grandiose... Perdu. C'est le terme.

Au loin la dérive des icebergs. Consommés peu à peu par leur désir de liberté, ils disparaissent dans l'indifférence assumée des Hommes.
De rêve en rêve, lancé sur un sentier des plus sauvages, au revoir fjord d’Ilulissat, dont le chaos des icebergs ininterrompu continue de gronder en cataracte par-delà l’horizon, et bonjour Oqaatsut comme en témoigne toutes ces petites maisonnettes colorées… Une voie royale s’ouvre à moi, pauvre pèlerin que je suis.
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Le soleil tente une percée... Tandis que se dévoile, après 6 h de marche, un village en dehors du temps. Une quarantaine d'âmes, autant de chiens voire plus, vivent ici et près de la moitié sont des enfants.
Oqaatsut (= Cormorans), ou Rodebay pour les danois (= Baie rouge en référence aux baleines tuées et sanguinolentes... Autant dire que je préfère Cormorans...), est loin de tout... L'attentat à Barcelone (qu'on m'a appris hier en coup de vent je ne sais même pas de quoi il en retourne), la possibilité d'une troisième guerre mondiale, la guerre en Syrie, les révoltes meurtrières au Venezuela, la guerre civile au Yémen, les tensions entre Ukraine et Russie, la menace imprévisible de Daesh, les élections truquées en Afrique, le sort de Tyrion Lannister... Ici, rien de tout ça n'a sa place. Ici, seule la nécessité de nourrir, de protéger et d'élever sa famille prévaut : les hommes partent pêcher/chasser, les femmes entretiennent le foyer, les enfants s'instruisent. Rarement je n'avais ressenti un tel détachement vis à vis du reste du monde... La folie mondiale ne parvient à faire prise ici. Mais après tout, le monde reste bien indifférent au sort d'Oqaatsut...
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A mon arrivée je me fais involontairement un ami : un chiot. Il décide de me suivre partout. Il doit se demander ce que je viens faire ici. Mes proches se le demandent aussi à vrai dire.
Ici, l'eau potable est à récupérer au point de collecte du village et les douches sont à la mairie (attention fermeture le WE !!).
Après avoir cherché "la maison bleue à côté de la rouge" (ce qui était écrit à côté de la mention "adresse"), je découvre avec une joie non dissimulée là où je vais passer la nuit : une petite chambre dans une maison typiquement groenlandaise au poêle terriblement efficace ! Le sac à terre, j'enlève chacune des couches de ma prison de tissu et les installe devant le poêle... Le pantalon est détrempé jusqu'au genou (profondeur moyenne des marécages). Mais le collant est sec... Je m'en sors bien.
Le silence n’est rompu que par quelques chiens qui se battent pour la nourriture (ils n'ont pas le même régime que la Cijie !). Leurs hurlements résonnent et trouvent échos sur les parois granitiques.


Une courte averse a lieu avant de laisser place à une embellie et aux mouches... 3 jours qu'elles n'ont pas pu me voir... Autant dire qu'elles sont en manque !
Mais je doute que le soleil ne dure... Le ciel semble trop tourmenté pour se laisser apaiser si facilement : pleure si tu as envie de pleurer, crie si tu as envie de crier, mais fait le tout de suite !
A l'instant même où j'écris ce passage, lors du petit-déjeuner, un éclair déchire le ciel (voilà le cri) suivi d'une pluie diluvienne (les pleurs). Je tiens à m'excuser auprès de tous ceux qui sont dehors : je ne pensais pas, au vue de mon insignifiance, être entendu, et encore moins écouté, par les cieux !
A la traversée des villages, je ressens profondément dans la philosophie Inuit le poids des années passées ici par toutes ces générations qui se sont succédées au cœur de cette nature meurtrière et impartiale, mais aussi vitale et nourricière.
Tout, chez un être tué, doit être utilisé : la peau pour les vêtements, les os pour les sculptures, la viande pour les hommes et les chiens, la graisse pour des huiles, etc…


"A quelle heure le bateau arrive" "Immaqa" "ah oui c'est vrai... Bon bah on verra alors". Voilà une philosophie qui plairait à Maman ! Lol !
Je patiente dans le séjour offrant une belle vue sur Oqaatsut puis profite du peu de temps qu'il me reste pour me balader une dernière fois ici, loin de tout.
Sous cette singulière lumière, maisonnettes, monts et torrents semblent planer sur cette suspension anormale du temps. J’ai même cru, un instant, pouvoir me glisser entre les fils des Moires et me jouer d’elles.
Les chiots me suivent, taquins et joueurs, tandis que les parents guettent prêts à bondir. Heureusement, ces derniers sont attachés : si un chien adulte est aperçu en liberté il doit être abattu (afin d'éviter les accidents mortels notamment sur les enfants qui ont lieu de manière... Encore trop fréquente).
Retour à Ilulissat en bateau, le brouillard, le soleil, la pluie, le vent, tous, se battent pour se faire une place ici... Ils nous enveloppent dans un paysage aux multiples nuances, c'est un véritable camaïeu de blanc teinté de cyan par endroit et de jaune dans d'autres tandis qu'entre deux vagues surgissent les icebergs, véritables cathédrales de ces lieux.
Il n'y a malheureusement pas de mot pour décrire ce que je vois, du moins je ne les maîtrise pas assez...
Le port est un véritable labyrinthe où tout le monde est amarré à tout le monde... Fieffé bordel donc pour débarquer... Au moment de passer d'un bateau à l'autre avec le sac sur le dos voilà que les deux s'éloignent ! Aaaahhh ! J'ai les mains sur l'un, les pieds sur l'autre, 1 m de vide au milieu... Help ! Record de gainage battu ! On me tend une main mais je n'ai qu'une crainte : de tomber si je la saisis... Une pensée compatissante à tous ceux faisant les bêtisiers de fin d'année m'envahit. Ouf, on me tire de là et je parviens à rejoindre le ponton.
Le temps de trouver le café-resto et d'envoyer un signe de vie que le déluge reprend... Petite pensée aux randonneurs. Chacun son tour.
Après-midi réservée donc à la visite de 3-4 boutiques, à la lecture des aventures de Sherlock Holmes (des livres étaient cachés dans l'ipod !), à la sieste aussi et puis vu que j'ai vraiment rien à faire avant demain matin, quand mes yeux se rouvrent j'essaie d'écrire un peu.
Il est important de s'ennuyer par moment. Voilà c'est tout. Non non pas de grand monologue qui part dans tous les sens, juste un constat : l'ennui est important, bien + qu'on ne veuille le croire.
Le silence... La pluie aurait-elle cessé ? En effet... Que j'aime le ciel dans ces instants incertains, dans ces entre-deux : encore pleinement sombre mais se laissant par endroits assaillir par les rayons du soleil... C'est un peu comme faire rigoler quelqu'un qui pleure : il est difficile de différencier le sanglot du rire, la tristesse de la joie, et même si quand il sourit ses yeux continuent d'appeler à l'aide, on sait qu'un cap a été franchi. Comme dit si bien l'expression "après la pluie vient le beau temps".