
Eqi
20-22/08/2017 (Jour 8-10)
Départ pour le camp Eqi, rencontre avec Alexandra, étudiante danoise, dont le métier de guide et l'aide au refuge est son job d'été... Beaucoup sont ainsi embauchés par les agences... Sympa, c'est mieux que le mcdo ou je ne sais quoi !
Rencontre aussi avec Guy et sa femme, un couple de retraités liégeois qui au milieu de leur tour d'Islande font un détour de quelques jours par la baie de Disko.
Je leur explique que la météo évolue extrêmement vite ici. Ils me répondent avec un proverbe islandais "Ce n'est pas le temps qui change, c'est vous qui n'avez pas les bons vêtements".
Enfin, rencontre de Jean-Baptiste, la trentaine, un promoteur parisien passionné par la photo et attiré par les pays froids. On dînera et passera la soirée ensemble. Si on est venu tous deux ici pour une raison différente (lui la photo, moi la marche) on converge sur un point : cette nécessité de se détacher du monde un instant, de ralentir un temps qu'on ne cesse de nous faire accélérer, de se ressourcer/se retrouver auprès d'une nature ignorée.
C'est ça le voyage : rencontrer des gens, des philosophies de vie, des histoires, que l'on ne rencontrerait pas sinon.
Sur le pont du navire j'observe tous ces icebergs qui ponctuent la baie. Ils sont à l'image des gens : tous différents, il n'y en a pas deux pareils. Chaque facette, polie ou non, chaque cassure, chaque arrondi, chaque trou, chaque bosse, a été sculpté(e) par d'innombrables événements qui ont ponctué sa petite vie depuis sa naissance, son enfance, son arrachement du glacier, sa nouvelle liberté avant sa disparition.
S'il est vrai qu'on a au moins un sosie sur terre... Je pense qu'un alter ego iceberg doit aussi exister. Reste à savoir quelle tête il a...
En parlant d'icebergs, il paraît que ceux de l'Antarctique ont des formes moins étranges que leurs homologues Arctiques... Je pense du coup que mon alter ego givré est nordique !
Le temps est si changeant que la pluie et le soleil s'enlacent non stop enfantant bon nombre d'arcs-en-ciel que le bateau franchit un à un, comme dans une descente de ski où il faut passer toutes les portes.
Peu à peu, le glacier d'Eqi nous dévoile ses formes... Le front glaciaire s'élève à 250 m... Le bateau garde ses distances de sécurité de près de 2 km... La chute de grands blocs pouvant créer un tsunami (en juillet au sud du pays un iceberg s'est retourné créant une vague de 40 m de haut et emportant avec elle 4 personnes).
Le vêlage du glacier est impressionnant car continu... Tant à l'extérieur qu'à l'intérieur... Le bruit est similaire au tonnerre en bien plus sourd. Dans le fond, loin de l'image inerte qu'on lui prête, il n'y a rien de plus vivant et mystérieux qu'un glacier.
Retour dans la cabine pour déjeuner... Régime alimentaire de la Clementouillote au Groenland : fruits séchés, crevettes, boeufs musqués, poissons, patates. En gros. Comme tout bon français de base : un bon pain avec du bon fromage manquent !
Au loin, sous ce ciel gris et brumeux annonçant un doux crachin sous vent violent, les petites cabanes rouges du camp/refuge Eqi émergent. C'est là où nous débarquons et où je passerai mes deux prochaines nuit... vu le cadre, inutile de dire que l'excitation me gagne.
Au-delà du fait que ces lieux impressionnent, que ce soit de part leurs dimensions ou de part ce qu'ils inspirent en chacun, ils renferment les secrets des premières expéditions polaires. Notamment ceux du Dr Quervain et de Paul Emile Victor.
Ce dernier a débarqué ici en 1948 avec 25 hommes et près de 90 tonnes de matériel. L'objectif était de se frayer un chemin jusqu'à la calotte glaciaire... Ce même chemin que j'emprunterai demain, avec le même objectif d'antan.

A l'avancée du navire vers le nord, au coeur du fjord d'Ataa, on nous nomme telle ou telle cascade...
Je me suis souvent demandé si le fait de donner un petit nom à tout était pour s'aider à se repérer ou si ce n'était juste pas pour satisfaire une certaine fierté humaine, une sorte de "j'ai vu, je suis venu, j'ai vaincu".
On n'a jamais rien vaincu quand cela concerne la nature, on s'adapte juste, on subit très souvent sinon.


Avant cela découverte du camp et de ses règles, ainsi que de ma "hutte" au doux nom de Arnarulunnguaq... Signifiant... Et bah j'en sais rien... Peut-être le "solitaire" vu comme la hutte est à l'écart de tout le reste du camp... Je rigole en fait c’est le noms d’une eskimo ayant participé à une expédition polaire aux côtés de Rasmussen au 19ème siècle. N'empêche la chef du camp m'a tout de même appelé "Kement Ouillote"... Ma réputation me précède !
Qu'une hâte une fois seul : rejoindre la moraine et les cimes qui surplombent le glacier d'Eqi... Je veux absolument découvrir ce qui se cache derrière son imposant rempart.
Le sentier est parfaitement balisé et oblige à faire le grand tour de toute la baie : impossible de couper au milieu... Ce que les locaux appellent "zone morte"... En gros c'est la zone submersible en cas d'importantes vagues... Consigne respectée !
L'ascension de la moraine ne se fait pas sans difficulté... Aucun caillou n'est solidaire, et puis... Ce vent !!! Mon Eole ! Qui donc a osé te fâcher à ce point ! Je peine à tenir à 4 pattes ! J'attends, j'observe, et le vent, et l'environnement, pour trouver une solution. J'opte finalement pour désescalader un bout de la moraine côté glacier et me servir de la corniche supérieure comme brise vent. Ca fonctionne. Mais le terrain est bien plus instable... Quand il le devient trop je décide de regrimper au niveau supérieur par sécurité... Eole m'attrape de nouveau et me plaque littéralement au sol. La progression est lente mais sans danger : c'est l'essentiel.
Le vent parvient à me lisser les cheveux, malgré l'humidité ambiante.
La moraine quittée, au tour de la crête à traverser... Je la longe en contrebas pour limiter les effets du vent tout en ayant un sol qui se tient... Mais qui demandent d'escalader par endroits... Tant d'énergie dépensée pour découvrir l'envers du décor !


Là-haut la vue est superbe... Je sacrifie une main au froid pour noter mes premières impressions.
Certains ne comprennent pas que je puisse passer des heures à écrire ainsi sur ce que je vois ou fais. Ce qu'il faut comprendre, au-delà du fait d'y consigner mes souvenirs et avoir le plaisir de les relire et revivre en un instant un moment précis, c'est avant tout un besoin d'exprimer cette joie singulière que la nature m'apporte, ce refuge qu'elle offre aussi, ces leçons qu'elle enseigne, cette attirance ineffable que j'ai pour elle.
Attirance c'est le mot, c'est même plus : un appel. L'appel du vent, du sauvage, de l'épargné et du sacrifié, du tout, du rien, de l'invisible, parce qu'un arbre n'est jamais qu'un arbre et un glacier qu'un glacier, mais tant d'autres choses en plus, il me semble important d'essayer de capter un instant de vérité en les observant.
Alors même si j'écris pas très bien et que cela ne puisse paraître intéressant, j'aime prendre du temps pour.
Je ne parviens à mesurer ce qui défile sous mes yeux. Une nouvelle fois, la nature s’accapare mon cœur. Emerveillé et fasciné, je demeure sans mot dire. Nul chaos ne m’aura autant bouleversé que ces icebergs prenant le large, venant se libérer de ces terres groenlandaises. Que dire, lors de leur arrachement, de cette écume jaillissant sous eux et disparaissant aussitôt pour sublimer et révéler le doux contraste entre le bleu de l’Arctique et ces terres orangées. Mon cœur vêle lui aussi.
L’excitation me gagne en surplombant le glacier. Je compte mes pas. Ces pas qui m’emmènent à la cime du fjord et de ses glaces légendaires, ces horizons aux éclats blancs, dernières frontières avec l’imaginaire. Enfin, le souffle court, je surplombe l’immensité groenlandaise tailladée par la négligence des Hommes. Ce paysage, je ne l’oublierai pas.

La montre sonne : c'est l'heure de faire demi-tour (toujours penser au retour !)... Et d'entamer une descente, suivi de près par un lièvre (lui connait le chemin me dis-je) aussi compliquée qu'une certaine montée. Je m'accroche et ne cesse de contempler ce qui m'entoure, et ce, qu'importe le crachin et le vent. Il en faudra bien plus pour m'empêcher de me relever et d'avancer.
18h45 : arrivé au camp après 4 h de marche et de quasi lutte, dans 15 min le dîner, parfait.
Au détour de deux livres dérobés dans la petite bibliothèque, je découvre les photos de Uri Golman qui a parcouru les régions arctiques pendant des années. L'occasion de découvrir de beaux lieux et instants, incontestablement ses clichés sont beaux et la recherche d'une lumière particulière pour "enrober" les paysages est sa signature. Mais je n'y puise la même émotion que dans les photos de Vincent Munier, c'est certain.
Le repas se lance, on est une quinzaine à passer la nuit ici, loin de tout. On rigole, discute, échange... La barrière de la langue ne peut servir de prétexte : un regard, un sourire, un mouvement... Tout cela raconte bien plus que certains mots.
Dehors la lumière évolue inlassablement... La grande question c'est demain : soleil ou non ? La question fait rire car ici rien n'est plus imprévisible que la météo : pas de Catherine Laborde qui t'annonce la pluie et le beau temps. Non. A chaque lever c'est la surprise. Je dirai même à chaque heure, tant ça change vite.
Le coucher de soleil nuageux est étrange : je sais que je me répète mais la lumière et les couleurs du ciel sont épatantes... Sur un même fragment de ciel du noir, bleu, orange, rose, rouge, blanc, vert se fondent ensemble. Sublime et silence comme dirait Doré.
Au cœur de cette nuit étoilée, face au glacier Eqi, tout, demeure incertain et vacillant. Le glacier façonné par tant d’années semble se défaire maille après maille, lambeau par lambeau : il ne perdure de ce spectacle qu’un silence pur et aveugle, où les icebergs et les vagues qui disparaissent à l’horizon me dépouillent de toutes pensées, rêves et désirs.
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​Ce froid dans la cabane... J'essaie de mettre en route le poêle mais l'idée de dormir avec le gaz allumé m'effraie... Je laisse donc tout éteint. Mais quel froid ! C'est pas possible de dormir ainsi ou sinon il faut que je dorme vêtu de toutes les couches de vêtements possible... Non non... Si je veux dormir en t-shirt c'est le moment de sortir l'artillerie lourde : le sac de couchage. Le nez seul n'est pas enveloppé et sera un véritable glaçon au réveil !
Sur ce, bonne nuit.

Au petit-déjeuner, Jean-Baptiste m'avoue avoir eu froid et mesuré 4 degrés dans la chambre... Même 4 me semble beaucoup pour la mienne, surtout quand je vois que de l'eau a gelé sur le plancher...
Mais l'essentiel c'est le soleil... Un ciel infiniment bleu qui rappelle les premiers jours de voyage ! Oh que ça fait plaisir ! Surtout au commencement d'une rando de 6-7 h... Je me rappelle encore de la marche entre Ilulissat et Oqaatsut où il avait plu pendant des heures et des heures... Puis à passer des heures à faire tout sécher...
Tandis qu'un groupe se forme pour rejoindre la moraine, l'ayant fait la veille, je mets cap vers la calotte polaire sur les traces de Paul-Emile Victor.
Les traces sont multiples : empreintes des chenilles sur les rochers, ponts fabriqués avec les moyens du bord, cageots en bois et bidons en alu disposés de manière à retrouver son chemin...
Au col des Perdrix, après le lac des canards, la vue sur le fjord, sur les glaciers, les icebergs et la calotte impressionne... Là-haut on embrasse d'un regard la géologie et l'histoire des lieux.
La force silencieuse qu'un glacier exerce pour s'arracher de la terre est fascinante : c'est pure création et destruction.
Il faut imaginer ce glacier qui glisse sur la terre et qui, tout en arrachant tout sur son passage, sculpte les vallées, donne naissance aux rivières, façonne ce paysage hors norme où nous demeurons si insignifiant.
Le col marque un premier tournant dans la rando. L'ascension finie, dos à l'Arctique, je fais face à un plateau lunaire d'une rare minéralité sur lequel, un peu partout et n'importe comment, siègent des roches rondes, de tailles variables, et ce, à perte de vue... Il y en a des milliers et des milliers... On dirait que le petit enfant d'une divinité céleste inconnue s'est amusé à jeter des cailloux dans le vide... Un peu comme à l'image de cet enfant qui au bord d'une rive s'amuse à y jeter des cailloux, émerveillé par les ondulations qu'il crée.
Plus rationnellement, il n'y a qu'une explication qui justifie cette disposition aléatoire de ces rochers à perte de vue... Sans doute autrefois (lors des époques glaciaires) la calotte polaire s'étendait a minima jusqu'à l'Arctique... Le glacier, lors de sa formation, a entraîné avec lui toutes ces roches qu'il a arraché lors de son avancée... Quand la période inter-glaciaire dans laquelle nous vivons a débuté, les extrémités de la calotte ont fondu laissant en place les blocs de roche qu'elle avait anciennement placé là.

Au-delà des paysages, c'est leur formation qui me fascine. De telles énergies déployées, le tout, évoluant dans un équilibre parfaitement contrôlé permettant l'adaptation des uns et des autres. Du moins c'était le cas.
Seul, totalement seul, sur ce sentier et ce plateau mystique. Cela me rappelle les musiques d'Armand Amar : l'évasion, l'ailleurs, l'infini.
Me voilà sur les hauteurs d'une vallée glaciaire (la forme en U est caractéristique), hypnotisé par un front glacier au sud je rejoins le fond de la vallée puis quitte le sentier avant de m'en rendre compte et de faire demi-tour. Coup d'œil à la carte : la calotte est droit devant... Le sentier devient malaisé et il faut traverser la moraine sur plusieurs kilomètres... Autant dire que repérer un cairn de 20 cm de haut dans un amas rocheux... C'est comme joué à "Où est Charlie ?" en étant daltonien.
Encore quelques mètres... Et ça y est... La calotte à perte de vue...
Le véritable trône de l'Arctique. Face à cet horizon blanc qui t'enveloppe, l'oeil ne parvient à mesurer l'étendue vaste qui se dresse devant lui : pas de repère, pas de quoi se faire une idée de l'échelle. Si au début seul le blanc excite la rétine, peu à peu, cette dernière deviendra sensible à toutes ces autres nuances de blanc tirant tantôt sur le gris, tantôt sur le bleu.
Après m'être assuré qu'en bordure le socle rocheux n'était pas loin, je m'avance d'une centaine de mètres... J'aimerais tant poursuivre, toujours faire un pas de plus, me perdre vers l'horizon... Sous ce soleil aucun danger ne semble être présent... Et pourtant... Combien de pièges siègent ici prêt à happer l'explorateur le plus aguerri (que je ne suis pas)... Le demi-tour s'impose donc.
La glace est dure, tranchante, cassante mais franche.
La neige est douce, molle, légère mais traître.
A choisir, je préfère la première.


Sur le sentier du retour, des grondements sourds me sortent de ma torpeur : c'est Eqi... J'approche du camp de base.
Au loin le bateau de la veille semble minuscule aux abords du glacier.
Je signale mon retour au camp, mon nom est rayé du carnet des sortis.
Go la douche... Sans m'imaginer qu'elle est à l'image de la cabane la nuit : glaciale... Second seppuku du séjour.
Installé sur un banc face à la baie, je demeure émerveillé deux bonnes heures par ce spectacle.
A l'heure du crépuscule, cet espace gelé de banquise naissante, où les parties arrachées du glacier se retrouvent, offre des ailes à l'esprit.
Avec cette lumière qui se reflète je vois en l'Arctique un miroir sur l'âme et les rêves de chacun.
Après une nouvelle nuit des plus glaciales... Direction le delta repéré l'avant veille.
Avant de rejoindre le sentier, découverte de la cabane française bâtie pour le lancement des expéditions polaires. Au bord de la ruine, il est dommage qu'elle n'ait été restaurée. Non loin, une discrète stèle rend hommage aux deux français ayant péri lors de ces missions.
Si on met de côté les fonds des océans (et encore ça se fera avec des robots...), nul endroit sur terre n'eut été déjà visité. Il est révolu ce temps des grands explorateurs... Ce temps où l'inconnu était le carburant de ces éternels curieux.
Au loin une plage convexe... C'est rare d'en apercevoir et ça m'étonne toujours autant.
En hauteur, toujours pour éviter un éventuel tsunami, j'écoute le bruit des vagues. J'adore tant ce son...
Le sentier a disparu laissant place à une toundra des plus spongieuses. C'est vraiment un terrain des plus étonnants... Il fait imaginer une pellicule de terre d'une certaine épaisseur hautement variable qui sert de "couvercle" en-dessous duquel réside une vie de surface "courante" : flaques d'eau liquide, alors que sans ce couvercle elle serait déjà gelée, "herbes", insectes en tout genre... Un vrai micro système établi ainsi à l'abri des hivers froids. Montréal a dû s'en inspirer en voulant se protéger en s'enterrant.
En longeant le delta, en épousant ses méandres, j'ai la sensation de remonter le cours du Léthé.


Toute cette eau, provenant de la calotte, s'écoule à la recherche de l'océan et emporte des millions de tonnes de silts qui dessinent les contours de veines aqueuses.
La pluie, encore elle, me déloge de mon promontoire et je retourne au camp de base pour attendre le navire du retour.
La raison pour laquelle je suis si peu bavard à l'écrit lors de cette journée est que la fatigue m'assomme quelque peu... Entre les deux dernières nuits où j'ai très peu dormi et les marches éprouvantes de ces derniers jours, j'ai dû mal à me concentrer et préfère la musique qui me maintient dans un état semi éveillé.
Mine de rien, mes jambes affichent 170 km au compteur déjà... Et ce n'est pas fini !

