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Kilimandjaro
6-13/08/2020
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Alors que le monde entier s'enferme, que les vols sont supprimés les uns après les autres, l'A350 d'Ethiopan Airlines illumine la piste.
On y est. Enfin.
48h avant on achetait les billets.
Si on remonte le temps, tout semblait rendre illusoire ce moment.
En espérant que les escales se passent bien et... que le bagage me suive jusqu'à bon port.
L'avion est plein, à raison d'un vol par jour on se dit que la France Afrique est loin d'être morte.
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Vol de nuit.
Chacun tente par mille contorsions corporelles de trouver une position pour somnoler...
Quant à moi mon esprit se contorsionne dans tous les sens... Les pensées s'envolent elles aussi. Quelle étonnante dernière année, depuis ce voyage au Kirghizistan et cette belle rencontre... Il paraît que les meilleures surprises sont celles auxquelles on ne s'attend pas. Et bien, c'est sacrément vrai !
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Je songe au Kilimandjaro... arriverons-nous en haut ? "Simple randonnée", comme disent les gens, à la différence près qu'on chemine à + de 5000 m. Comment nos corps réagiront ?
J'ai souvent personnifié la montagne au travers des écrits, pour me la rendre plus amicale, plus accessible, me fondre en elle, me saisir comme je la saisissais. Mais aujourd'hui je n'y parviens pas : ce n'est ni une amie, ni une ennemie, c'est la Montagne tout simplement.
Certains y voient une forme de duel avec la Nature quand ils marchent ou qu'ils grimpent. Ce n'est pas mon cas. Comment l'envisager quand on ne dépasse même pas les acacias... En revanche j'y vois un duel avec moi-même et pour la première fois, je me questionne sur mes limites.
Petit cœur je compte sur toi.
Pourquoi cette attirance vers les hauteurs ? Vers ces horizons dégagés ? S'élever, toujours. J'aimerais tant voir la Terre depuis les étoiles... alors seulement, peut-être, aurais-je l'impression d'être assez haut.
Les deux escales s'enchaînent et se déroulent à merveille : de quoi enlever un poids sur les épaules. Lors d'une brève connexion internet, on reçoit quelques messages "Tanzanie ?! Mais c'est possible en ce moment ??". Eh oui... nous aussi on avait du mal à y croire.
Le bombardier d'Air Tanzania se lève dans les cieux tandis que le soleil décline au loin. La silhouette du Kilimandjaro avec son heaume blanchâtre se détache... si tout va bien on sera au sommet dans 5 j.
Arrivés à Moshi, après un transfert routier depuis l'aéroport, on se réjouit de la gentillesse des tanzaniens, de la gentillesse sincère.
C'est bon, le vrai voyage va pouvoir commencer.
Ce jour marque le commencement du trek pour l'ascension du Kilimandjaro, on rencontre notre guide qui prend connaissance de notre niveau... "on a l'habitude des treks, le seul problème c'est l'allure, on marche vite donc on compte sur vous pour nous ralentir". Le guide sourit incrédule, sans doute ne prend-il pas au sérieux les mots de Marie, grand gaillard qu'il est. Et pourtant...
Quand on rencontre le reste de l'équipe (assistant, cuisiniers, porteurs), le sourire de bienvenue qui m'est adressé n'est pas le même que celui offert à Marie... l'équipe a fait son choix entre nous deux, je les comprends.
Petite heure de route pour rejoindre le Machame Gate à 1800 m, le point de départ. La brume est omniprésente, décidément c'est notre spécialité en ce moment...
En raison de l'organisation très tardive du séjour notre virement bancaire n'est pas encore arrivé et l'agence locale n'a pas suffisamment de liquidités pour payer les permis de trek. C'est parti pour près de 4 h d'attente, le temps que les uns et les autres trouvent des arrangements.
Heureusement, la brume disparaîtra bien vite et laissera place à des corbeaux particulièrement vifs prêts à tout pour prendre part à notre déjeuner.
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14 h, le top départ est lancé, objectif Machame Camp culminant déjà à 2800 m. Nous serons seulement trois couples à prendre le départ ce jour ! Impensable quand on connaît sa popularité ! La covid porte un terrible coup au pays qui compte énormément sur le tourisme étranger...
La patrouille de France prend son envol, les guides peinent à suivre... "ça fait très longtemps qu'on n'a pas marché avec l'absence des touristes... et on a pris du poids... la reprise est difficile". Ca nous rappelle nos premiers WEs de marche à la sortie du confinement... on compatit et en même temps je me dis qu'il va davantage prendre au sérieux les propos de Marie de ce matin.
Après avoir semé à 2-3 reprises le guide et son assistant, ils abandonnent et nous demandent de ne plus les attendre...
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Cette première étape est clairement marquée par la « forêt pluvieuse » comme ils disent.
Ce sont des genévriers, des albizias, et autres arbres aux noms méconnus, difformes tout en filant droit vers les cieux. Malgré leurs apparences décharnés, ils semblent extraordinairement vivaces et enracinés. Pas une clairière, pas une déchirure, pas une fenêtre dans le feuillage trahit les extérieurs. De chaque côté du sentier qui serpente cette prison végétale, on sentait que cette terre avait toujours été ainsi : pleine, dense, humide. Sous cette toison vorace, la solitude était complète.
La forêt humide s'éclaircit, le Kili apparaît par intervalle inconstant : j'ai hâte d'arriver à l'orée du bois.
Peu à peu les arbres se font moins hauts, la forêt laisse place à une forme d'étendue broussailleuse de quelques mètres de hauteur.
Enfin on entend des voix, le campement est proche, nous voilà à 2800 m.
On découvre avec surprise et joie notre tente... spacieuse et possédant même d'un petit coin "salle à manger". L'équipe y a déjà mis plein de bonnes choses. Sacrée organisation et service au top.
Le guide vient nous faire le débriefing de la journée et nous présenter l'étape de demain. "Demain l'assistant guide se mettra devant vous et vous aurez interdiction de le doubler, vous êtes montés vraiment très vite aujourd'hui..."
Quelques mots Swahili :
- Merci : asanté
- Bonjour : jambo
- Bienvenue : karibu
- Bonne nuit : lala salama
- Doucement : pole
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Étonnamment, pour une nuit sous tente elle fut bonne.
Le petit-déjeuner le fut d'autant plus...
Avant le départ, rapide check up médical où sont vérifiés pouls, tension et taux d'oxygénation du sang.
La marche débute au rythme du polé polé, lentement mais sûrement, le rythme parfait pour évoluer de manière régulière sans s'essouffler en altitude.
Tandis que nous évoluons au-dessus d'une mer de nuages, on se faufile à travers la « garrigue tanzanienne » qui nous engloutit peu à peu. Ici bruyères et lichens habillent les escarpements rocheux.
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Ces arbres fantasmagoriques ajoutent du mystère à ces lieux de légendes. J'imagine de petites créatures se cachant dans les ombres.
Par moment les porteurs nous dépassent. Je ressens une certaine gêne en les voyant... ils partent après nous, puisqu'ils doivent démonter le camp, et doivent arriver avant nous pour que tout soit prêt à notre arrivée.
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Ils portent près de 15-20 kg et d'une discrétion extrême ce sont pourtant eux la pierre angulaire de l'ascension : ils s'occupent de tout, véritables fourmis qu'ils sont. Leurs regards disent beaucoup, des sentiments opposés s'y mêlent.
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Heureusement, leurs conditions se sont améliorées avec le temps... la mort des uns a permis de garantir la vie des autres.
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Désormais ils sont mieux équipés, le poids maximum est fixé à 20 kg, mais sont toujours payés une misère.
Nous arrivons à Shira Camp, à 3800 m, sans aucun signe du mal aigu des montagnes. On baisse notre garde, on se dit que ça va se faire les doigts dans le nez cette ascension... on n'a jamais été aussi peu essoufflé lors d'une marche... aller chercher le pain dans les escaliers de Montmartre aurait demandé davantage de souffle !
Le lieu du campement est superbe, vaste balcon situé à 3800 m qui donne sur les sommets voisins, vestiges des colères de lave du Kili.
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Dave, adorable, nous sert le déjeuner... et quel déjeuner ! On se régale ! Les corbeaux guettent notre poulet...
Petite sieste avant de débuter une courte marche d'acclimatation.
Le ciel étoilé est sublime.
Les gestes habituels se répètent : le sac de couchage est encastré dans sa housse, le matelas est dégonflé puis plié dans un sens et roulé dans l'autre, vérification des niveaux d'eau, ajout de quelques couches sur soi, prise du petit-déjeuner, lavage des dents, check-up médical et nous sommes fin prêts.
Le guide nous a prévenu la veille, c'est une "journée challenge" face à l'altitude. Le passage par Lava Tower culminant à 4600 m est à l'origine des premiers symptômes du Mal Aigu des Montagnes (MAM) chez la plupart des gens.
On s'élance assurément, sans crainte, au rythme du polé polé. Très rapidement le paysage change, un désert volcanique nous entoure et le soleil cogne. Ca me rappelle le volcan de la Sierra Negra des Galapagos.
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Face à nous le Kilimandjaro, immuable. Pour la première fois il semble accessible bien qu'il culmine près de 2000 m au-dessus de notre tête. Rien que ça.
Les acquis et les points de repères sont changés, tout semble si facile... et pourtant... il ne faut pas oublier qu'on est en haute montagne, ne pas sous-estimer notre environnement malgré notre facilité à évoluer en son sein.
Ce paysage lunaire et désolé, où rien ne semble pouvoir vivre, alimente l'imaginaire. C'est le genre de lieu où les pensées, quelles qu'elles soient, se perdent, ne trouvant d'objets sur lesquels rebondir.
Sur ce plateau noir brûlé par le soleil, surplombant une mer de nuages, notre petitesse face au Kili n'en est que plus grande.
Alors que la monotonie de la marche nous conduit sans crier gare vers 4500 m, Marie ressent des premiers signes de nausées et de migraine. Le rythme de marche diminue.
Au col du Lava Tower on s'arrête déjeuner afin d'habituer notre corps à cette altitude avant de redescendre.
Marie est dans un état second, luttant contre le MAM tout en se concentrant sur chacun de ses pas dans cette descente malaisée.
L'altitude... cet ennemi invisible... nullement fatiguée de la marche, pas même essoufflée, je la vois pourtant lutter et souffrir. Rien à faire si ce n'est rejoindre Barranco Camp au plus vite.
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Un nouveau paysage se profile avec cette végétation spécifique au Kili... tels que le lobelia ou le séneçon géant qui nous font une haie d’honneur à l’approche du camp. Tandis que là-haut, les glaciers du sud de Kibo nous guettent.
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Le Barranco Camp pourtant situé à 3900 m est véritablement encaissé, on arrive sous la brume et Marie se précipite pour s'allonger... Au dîner elle peine à manger et le guide nous rappelle lors du débriefing que c'est une journée toujours compliqué en règle générale.
En espérant que ça ira mieux demain... On croise les doigts, surtout quand on voit le mur de Barranco à franchir.
Marie a eu la migraine toute la nuit. Néanmoins, l'appétit est retrouvé, c'est déjà ça.
Rapide check-up médical, le taux d'oxygénation du sang de Marie est passé de 95 à 72 % ! Quant au mien il est resté égal à 91 %. L'inquiétude du guide se trahit un instant, avant de dire d'un ton se voulant rassurant "Hakuna Matata !".
Départ en direction du Barafu Camp situé à 4675 m, la dernière halte avant le sommet.
D'entrée de jeu il faut affronter le mur de Barranco, véritable contrefort du Kilimandjaro. La Tour Eiffel pourrait se tenir à son pied et coiffer à peine la partie sommitale.
Au fur et à mesure de notre avancée, alternant marche à deux et quatre pattes, les porteurs nous dépassent allègrement à coup de "Jambo jambo !" tandis que les guides nous freinent à coup de "Pole pole".
Je suis admiratif devant l'agilité des porteurs, certains portent près d'une dizaine de kilos sur la tête. Sans toucher des mains leurs cargaisons, ils valsent de rocher en rocher, se jouent du mur de Barranco avec une aisance déroutante.
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4100 m.
Mur franchit.
Encore une fois au-dessus des nuages, la sensation d'être hors de portée du monde, hors du temps, s'accentue.
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On descend, puis on remonte, redescend, reremonte, reredescend, rereremonte... les paysages s'alternent, se confondent, se complètent. Un rapide condensé de ces trois derniers jours.
A la pause déjeuner on croise l'autre couple de français. Ils nous disent que c'est leur premier trek et qu'hier avec le MAM ils se sont demandés si ce n'était pas déraisonnables... "c'était écrit que c'était très facile pour les débutants". Comment dire... que cela reste un trek, qui plus est à haute altitude, dans un pays étranger. Les gens sous-estiment trop facilement les dangers de la montagne... Ils diront qu'ils ont bien fait vu que jusqu'à présent tout s'est bien passé, mais combien ont joué de cette même insouciance et n'ont eu le plaisir de s'en vanter ?
Ils ont, et par la même occasion nous avons, la chance d'avoir une météo extraordinaire.
Allez, dernière montée, marcher c’est cultiver la patience, on continue de longer les contreforts du Kili dans un paysage lunaire. Les porteurs se confondent avec les cairns. Le chemin de cette nuit se distingue au loin.
Barafu Camp nous toise, je veille non stop à l'altimètre, croisant les doigts pour que Marie parvienne à franchir le cap des 4500 m qui l'a rendu si malade la veille...
4200, 4300, 4400... 4500... lentement mais sûrement... 4600... 4675. Objectif atteint pour aujourd'hui.
Le camp jouit d'une vue imprenable sur les environs. Je lorgne sur le sommet : il semble si loin encore... et pourtant le départ est prévu pour minuit.
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Peu à peu, le jour perd ses batailles face à l’avancée de la nuit. La chaleur résiste encore avant de capituler tandis que le soleil disparaît à l’horizon. On observe ce pas de deux entre obscurité et lumière au travers d’un ciel dégagé.
Après le dîner, alors que la nuit est déjà tombée, on prépare les sacs et on s'habille déjà pour l'ascension de manière à ne pas perdre de temps et de profiter d'encore un peu de lucidité.
20h30, on se couche.
Dans 3 h le réveil sonnera.
Avec beaucoup de chance je peux réussir à caler un cycle de sommeil de 2 h.
Penses-tu... j'ai la tête qui fourmille dans tous les sens.
"Vais je réussir à marcher si je dors pas ?"
Le genre de pensée qui ne t'aide pas à dormir.
"Comment va réagir Marie face à l'altitude ? Si ça se passe mal la redescendre au camp suffira seulement ?"
Ca non plus ça ne facilite pas à l'endormissement.
"Et si on a froid ?"
Alors ça, ça m'occupera jusqu'au réveil... plus j'y pense et plus je me fais peur convaincu du fait qu'on n'est pas équipé pour ce froid là.
"Que veux tu qu'on mette d'autres ? On a toutes les couches sur nous".
Elle a raison, mais c'est justement ça qui me prend la tête : le fait d'avoir tout sur soi et rien en réserve "au cas où".
Genre au cas où il y aurait du vent. A peine je songe à cela que le vent se lève en dehors de la tente. "C'est bien notre veine...". Je sais que je n'ai pas les bons gants, je sais qu'il me manque une couche chaude au plus près du corps, ils étaient chez mes parents et non à Paris. Je me suis dit que ça le ferait sans... au pire je rajouterai la polaire pour compenser leur absence. Mais suffira-t-elle ?
Moi qui critiquais l'insouciance des français la veille, ai je fait la même erreur ? Tellement concentré sur l'altitude que j'en aurai oublié le froid, le grand ennemi des sommets.
Les rafales continuent dehors, habillé pour le sommet dans la tente et dans le sac de couchage je ressens le froid. Je prends peur. J'ai la certitude désormais que j'aurai froid.
"Ce n'est pas le doute mais la certitude qui rend fou" écrivait Nietzsche.
Fou, c'est le terme. Si moi je prends froid alors elle ça sera bien pire, j'ai peur pour nous deux, que ce froid nous coûte l'ascension.
Le vent s'est calmé.
Un mal de tête démarre lentement.
Des voix interpellent la nuit dehors.
Quelques frontales éclairent notre tente.
Le stress monte.
Puis, le silence.
Le réveil sonne.
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J'interromps le réveil. Je jette un coup d'oeil à Marie, elle non plus n'a pas dormi. Je me hâte de sortir du sac de couchage, je veux en découdre : "plus vite on sera parti, plus vite on sera là-haut" me dis-je... C'était sans compter la lenteur de l'équipe.
En m'agitant quelque peu je sens la chaleur m'envahir, immobile c'est la fraîcheur qui gagne. Je ne veux ni l'un ni l'autre, je cherche l'équilibre.
Le guide vient nous mesurer le taux d'oxygène dans le sang... le mien a chuté à 75 %, celui de Marie à 65… Cette dernière valeur nous jette un froid... après les soucis qu'elle avait rencontrés au Lava Tower on avait fait une croix sur le sommet, mais la marche de la veille nous avait redonné de l'espoir : le sommet semblait être acquis pour nous deux.
Elle renonce à l’ascension, sous l'incompréhension des guides tanzaniens. Je la comprends. Après tout, comme on en discutait les jours précédents, ce n'est qu'un sommet, pourquoi prendre un risque quand l'intérêt du trek réside dans le chemin et non en la destination.
La nuit.
Le vent.
Le froid.
Voilà mes compagnons pour les sept heures de marche qui me séparent du sommet.
Les départs à la frontale ont l’avantage de dissoudre les efforts dans le noir. L’obscurité efface les repères et cache ce qui nous attend, le dénivelé y devient impalpable.
De temps à autre je me retourne en direction de la tente, s'est-elle glissée dans la tente ou surveille-t-elle le point lumineux de ma frontale à travers la nuit ?
En deçà de ma position, les points lumineux de mes successeurs virevoltent dans la nuit, au-delà Orion est occupé à chasser le scorpion. De temps à autre, une étoile filante zèbre l'éther. "Si tu es restée dehors, les vois-tu toi aussi ?".
Au cœur de cette nuit noire, les étoiles, si intenses, ponctuent le ciel et me guident par-delà les pierriers. Le pas est régulier bien que la moindre dynamique soit brisée au son du polé polé.
Le vent rugit, le froid me dévore à grands crocs. Ils sont si traîtres ces deux-là… je tente de rajouter une sixième et dernière couche à l’abri d’une alcôve minérale. Je fixe les guides, comment font-ils ? Toujours la même tenue... qu'il fasse -10 ou +30. Ils ont de l'antigel dans le sang ou quoi ?
En vain, je cherche à m'alimenter mais la barre énergétique est aussi dure qu'un parpaing. Boire ? Cause perdue, tout a gelé. Je titube, j'ai envie de dormir, ma concentration faiblit... le froid en profite pour me prendre. Je veux faire demi-tour, sentir la chaleur du sac de couchage, dormir. Le guide me demande si tout va bien "oui oui".
Un pas après l’autre me dis-je : il faut gagner des mètres et du temps. Je marche encore et me retiens à la roche dont la morsure glacée à travers les gants froids m’arrache une grimace. Je me sens si seul et si mal à ce moment là. Ce froid et ce vent m’obsèdent, ils me rendent fou, j’oublie qui je suis, comme un automate je me contente d’avancer, aveuglément. C’est la seule chose qu’il me reste à faire, avancer, ne pas renoncer.
Je fixe l'horizon, toujours aussi noir… Il faut tenir jusqu’au lever de soleil, mon nouvel objectif, bien plus important que le sommet.
Le guide voyant que mes "oui oui" sont décimés par le vent, m'impose une halte pour que je puisse reprendre mon souffle. "Je vais bien, il faut pas que je m'arrête" "Polé polé". Se rend-il compte que cette halte ruine en l'espace de quelques secondes un long moment de concentration où je me persuadais d'avoir chaud. Aussitôt assis, mon corps tressaute, entre deux tremblements Morphée tente de me tirer à lui. "Reste éveillé, chaque seconde passée est une seconde gagnée". L'assistant guide voit que c'est une mauvaise idée de m'arrêter et presse à reprendre la marche. Merci.
Un pas. La frontale vacille, je glisse, j’en ai marre. Encore un pas, et plus j’avance, moins je veux redescendre. Je titube, je ne sens plus mes mains, je pose les bâtons et marche bras croisés. Un pas. La lenteur et l’opacité nocturne m’oblige à me concentrer sur chacun de mes gestes et de mes ressentis. Un pas. Cette nuit étoilée suspend mes errances dans un temps qui ne s’écoule plus. Avance, ne recule pas.
Je me réjouis de la savoir au chaud sous la tente, c'est une inquiétude en moins. Le corps entier est dévoré par le froid à l'exception d'une petite zone autour de ma bouche réchauffée par mes expirations. Je focalise mon esprit sur cette zone. Plus qu'une heure à tenir.
J’ai l’impression de ne pas avancer, on fait du 1 km/h et du 200 m/h en D+. Jamais je n'aurai été aussi lent.
Il est 6h du matin.
L'horizon est marqué par une frange d'un bleu un peu plus clair. Ca y est, ce n'est qu'une question de minute... J'exulte, c'est la délivrance qui est proche !
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Rechargé à bloc, je me trouve un nouveau rythme de marche. Je rigole... Le guide me demande si tout va bien "oui !" et cette fois ci le vent n’emportera pas avec lui cette affirmation.
Je presse le pas mais le polé polé calme mes ardeurs naissantes. Alors je multiplie les pauses pour observer tout autour de moi, voir le ciel s'enflammer, je me rends compte que je marche sur la neige depuis un petit temps déjà. J'ai la sensation de retrouver la vue, j'accroche les détails, mes yeux ne sont plus confinés à ce cercle de deux mètres de diamètre éclairés par la frontale. Je m'empresse de retirer les gants pour enregistrer ce que je vois avec le téléphone... Grossière erreur, un coup de sabre sur les doigts ne m'aurait pas fait moins mal. Je range tout et marche, sur les rives du cratère le vent est terrible, on tient à peine debout, à plusieurs reprises on évite de justesse la gamelle sur ces aiguilles de glace aiguisées comme des couteaux. Une fois j'y mettrai la main, la leçon m'évitera d'y mettre la seconde.
Au loin le sommet, que l'on atteint par un long faux plat. A gauche les glaciers, à droite la caldeira enneigée.
Enfin au panneau, allez hop la petite photo et demi-tour. Bien que le soleil soit là, le froid nous laisse point de répit et les effets de l'altitude non plus.
L’ascension fut incertaine, le froid, bien plus que l’altitude, l’a transformée en un calvaire auquel je n’étais pas prêt à faire face. Heureusement, là-haut, il y a toujours une lueur d’espoir qui nous pousse à avancer. Je ne suis pas prêt d’oublier cette nuit fraternelle et ce soleil distillant la vie.
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J'entame la descente avec une vitalité retrouvée, je me hâte de retrouver Marie, mon refuge. Elle est à l’image des montagnes, elle rassure par sa force intrinsèque.
"Le masochisme des alpinistes est-il de souffrir pour atteindre les sommets ou de redescendre dans le monde des hommes une fois là-haut ?"
Sylvain TESSON
Après une pause au camp de base, où l'on échange nos impressions respectives, on entame la descente jusque dans la forêt.
Voilà notre dernière matinée sur les pentes du Kilimandjaro, celle où la brume a trouvé refuge dans la forêt pluvieuse. Ce léger voile venu envelopper les environs ajoute du mysticisme. On s’imagine seul sans que pour autant l’idée d’une rencontre possible soit exclue. Par moment, des ombres se faufilent d’arbre en arbre. D’autres fois, c’est dans l’éloignement d’un homme que notre regard se perd.
L’arrivée dans un gate des plus bétonnés et superficiels marque la fin de ce trek au Kilimandjaro. Tandis que l’esprit se reconnecte tant bien que mal à cette civilisation retrouvée, quelques mots de Nicolas Bouvier me reviennent :
« Rien de cette nature n'est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. »
Le véhicule démarre, retour à Moshi, quelques arrêts en chemin pour déposer les différents membres de l’équipe chez eux.
En route, à la traversée de ces blocs de maison où la vie battante s’exprime dans des effusions de cris et de bruits de moteurs, mais aussi de rires d’enfants, le regard s’égare. C’est alors, seulement, que le regard capte l’essentiel.
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Je vois cette chèvre de Monsieur Seguin, au côté d’un étal de fruit, la laisse traînant au sol, sous le regard hagard des passants.
Je vois ces deux garçons avec cette fille, âgés de 6-7 ans à peine, dans leurs uniformes, les yeux malicieux sous la poussière qui les maquille.
Je vois ces étals de fruits et de légumes siégeant devant les murs, de véritables artifices de couleurs faisant écho aux belles robes des tanzaniennes.
Je désespère de ne pouvoir prendre en photo ce que je vois… j’aimerais tant capter ces instants éphémères, il y a tout : de l’esthétisme, de la singularité, des émotions. Bien que je ne dise mot, Marie traduit en quelques mots mon regard « oui, il y a des photos qui se perdent… ». La frustration partagée, on se contente d’observer à travers la vitre du véhicule le quotidien des gens.
A Moshi, nous sommes accueillis par Yahaya, ce serveur de l’Altezza Lodge d’une gentillesse toute particulière et découvrons que nous sommes littéralement les seuls touristes de l’établissement.
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Bonheur que de se retrouver dans notre chambre, de pouvoir prendre une douche et de s’allonger dans un lit.
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Le lendemain ça sera journée de pause.
On s’adonnera chacun à la lecture.
Je tenterai une baignade… rapidement avortée.
Puis une sieste, réussie.
Des plaisirs simples en somme.