
Ilulissat
13-14 + 26/08/2017 (Jour 1-2 + Jour 14)
Le grand jour !
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Avant cela un bon petit-déjeuner histoire d'emmagasiner de l'énergie.
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Le crachin islandais m'embrasse une dernière fois tandis que je patiente à l'aéroport.
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On est une trentaine dans le coucou avec l'équipage : une quinzaine d'allemands, quelques français, quelques italiens...
Petite anecdote sympathique : après s'être installés certains sont amenés à changer de place. Alors tout le monde n'est pas d'accord. C'est un peu comme la photo de classe où l'on souhaite être à côté d'un tel ou non.
Alors les gens demandent des explications ! Le pilote s'exécute et explique que c'est pour équilibrer l'avion parce qu'en l'état actuel nous risquons de piquer du nez une fois en l'air. Histoire de rassurer tout le monde. C'est alors que dans un formidable élan d'excès de zèle chacun se disperse et outre dépasse les attentes du pilote.
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Les hélices débutent leur rotation et disparaissent peu à peu dans leur folle célérité.
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C'est avec une excitation non dissimulée que je quitte Reykjavik (L'Islande... Voilà un autre rêve, bien plus grand, je reviendrai ma belle !).
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Il y a toujours un moment particulier en avion, celui où tout s'inverse. Au décollage la mer bleue, le ciel blanc, puis après quelques secondes plongé dans une blancheur absolue, le blanc est en-dessous et le bleu au-dessus. Cette frontière me rappelle, celle, infime, au moment du réveil, qui sépare nos rêves nocturnes de la réalité diurne : un rien suffit pour passer d'un monde à l'autre.
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Là-haut, fermé dans mon tube d'acier, le ciel n'offre nulle autre évasion que celle de l'imagination. Là-haut entre deux fuseaux horaires le temps lévite incertain de la marche à suivre.
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Le Groenland émerge avec ses premiers icebergs qui voguent au large de l'Arctique. Ils sont comme des points virgules dans un livre de 354 pages. Bref. C'est beau.
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A l'horizon se profile les premiers fjords de la côte Est : les icebergs et glaciers, si nombreux, sont désormais autant de caractères contant, à condition de les assembler dans le bon ordre, l'histoire de la région.
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Vu du ciel le Groenland en impose. A travers le hublot je découvre l'inlandsis. Face à cette calotte d'une immensité déboussolante, baignée d'un blanc envoûtant dont la douceur est aussi grande que sa rudesse, une sensation particulière, que je ne saurais décrire, me submerge.
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Elle a raison d'imaginer la Terre tel un vieillard sur lequel on évolue... La métaphore filée pourrait noircir des pages et des pages. Il est dommage que les gens n'en aient pas conscience et qu'ils continuent de le bousculer plutôt que de l'aider à descendre les escaliers...
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Lentement, j'embrasse du regard le néant. Le nom de Paul Emile Victor occupe mes pensées et je me demande comment l'esprit peut s'accoutumer à cette absence totale de repère. Cette réflexion peut paraître stupide à la première lecture, elle l'est moins ici. Aucun repère. Pas un relief, avalé depuis longtemps par les glaces et neiges, pas une ombre. Rien. Du blanc à perte de vue...
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Sous ce froid voile cotonneux et immaculé qui devinerait les tourments qui ont façonnés tous ces monts demeurant cachés. Et si on enlevait toute la calotte d'ailleurs - qui peut atteindre 3 km d'épaisseur - ? A quoi ressemblerait ce paysage ? C'est peut-être ça la source de ma drôle de sensation : voilà un paysage qui ne se dévoile pas en un instant et renferme bon nombre de mystères. Il faut s'y intéresser, prendre le temps de le connaître, se familiariser avec toutes ses nuances et ses facettes, creuser et peu à peu connaître son histoire et découvrir ainsi toute sa richesse, toutes ses faiblesses, toute sa profondeur et apprendre à l'aimer.
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Règne là-dessous cette infinie lenteur qui incombe à la pureté de ces lieux vêtus de cette lumière qui oscille entre la pénombre grise blanchâtre et ce clair-obscur ouaté et bleuté emprunté à Caravage.
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Je porte une fascination ineffable à ces paysages minimalistes où un rien devant tout.
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Peu à peu de petites lentilles aqueuses surgissent et nous scrutent. La calotte change : des striures courbées se dessinent... On imagine sans mal les forces en présence pour parvenir à plisser et rider tant de kilomètres de glace.
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Les glaces se morcellent tandis que le granit se libère de ses entraves. Au loin de petits points colorés annoncent Ilulissat.
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Sur le tarmac les jours semblent déjà ralentir... Il y a toujours à l'aéroport ce petit stress tant que tu ne t'es pas assuré que ton sac est bel et bien là aussi. Il se trouve qu'il n'est pas là pour l'instant. Alors j’attends et commence à remplir mon carnet de voyage, jamais évident d’y consigner les impressions, les émotions, les actions, toutes ces petites choses qui construisent les souvenirs et dont on a peur qu’un jour elles sombrent dans l’oubli, alors j’archive tout, chaque soir c’est un intense duel avec la page blanche… Intense parce qu’archiver c’est bien beau mais encore faut-il réussir à noircir la page… Cet exercice peut paraître futile et inutile mais il force aussi l’esprit à mieux observer, à s'accrocher aux détails en permanence.
Ah ! On m’appelle ! Le sac est là… Ouf !
Les portes s’ouvrent… J’aperçois Ilulissat au loin… Les gens se ruent sur les taxis... Suis-je le seul à vouloir profiter de ce paysage hors norme à la faible, mais parfaite, allure de marche ?


Ilulissat c'est 5.000 personnes pour 5.000 chiens... Autant dire que je me sens vachement à mon aise... Les chiens demeurent dans les zones de niches : une grande surface de terrain attribuée qu'à eux, c'est leur quartier "nichenaire"... Quand il faut traverser ces dites zones autant dire que mon courage est proche du zéro absolu... Parce qu'à les regarder... Ce ne sont pas des Cijie !
Bleues, rouges, jaunes... Toutes de bois les maisons colorient les environs et coiffent le granit grisâtre. La ville est limitée à l'Ouest et au Sud par l'océan gelé, au Nord et à l'Est par la tourbe marécageuse. Toutes ces couleurs inspireraient bon nombre d'artistes.
Ici les gratte ciels sont de glace et nous toisent au loin. Avant de partir à leur rencontre il faut que je prenne mes repères : c'est d'ici que je vais rayonner dans toute la région, ça sera mon éternel point de "ravitaillement". Mine de rien... C'est la troisième ville du Groenland...
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Après avoir parcouru les environs, repéré l'essentiel, déposé le gros sac dans la chambre (auberge de jeunesse en photo à droite)... Je me hâte en direction de l'isfjord qui m'a donné des frissons lors de son survol.
Le silence... Quel bonheur... BADABOUM (bon c'est pas vraiment ça le bruit) BOOMBRAAAM(non plus...) PLOUF (bref...). Un son assourdissant me fait sursauter... Le temps de me retourner, les rides circulaires de l'eau trahissent un terrible effondrement... Derniers vestiges d'un iceberg... Alors c'est ça que l'on nomme vêlage ? Ca change de Malte où je marchais au rythme des carabines.
Le panorama est superbe... Les mouches le sont moins.
Cette première balade correctement balisée me permet de découvrir le terrain et de prendre confiance : peu traumatisant, horizon dégagé, pas de falaise, le seul "hic" sont les zones humides... Quand tu sens ton pied rebondir sur le sol... Tu as peur qu'il cède ! Il est donc aisé de trouver son chemin... Même quand le sentier vient à disparaître. Ca me rassure pour les jours à venir : terrain éprouvant mais pas dangereux (en météo favorable évidemment).
Demain je quitterai la zone balisée pour découvrir l'intérieur des terres.
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En attendant pause restauration. Rien n'est traduit ici. C'est cool... Déjà en anglais je ne suis pas toujours sûr de comprendre ce que je vais manger... Alors là... J'essaie par mille contorsions de faire une comparaison lexicographique d'une page de menu à une autre... Et croit comprendre "boeuf musqué"... Allez vas-y lance-toi ! Au pire ça sera du requin fermenté depuis 3 générations.
A noter que le pourboire est mal perçu ici, tout comme au japon il est synonyme d'insulte.
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Ilulissat (= montagne de glace) est située à l'embouchure d'un spectaculaire fjord de glace de près de 60 km de long inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO (espérons qu'il ne disparaisse pas comme celui de Tombouctou et de temps d'autres...).
Les icebergs proviennent du glacier Sermeq Kujalleq, l'un des plus actifs au monde avec un vêlage de près de 90 tonnes quotidien... et une avancée moyenne de 40 m/j…
Si hier j'ai pu découvrir l'embouchure, l'idée du jour est de poursuivre à l'intérieur des terres et de découvrir la faune et la flore des lieux au gré de quelques chutes d'eau et lacs aux environs de la cabane de pêcheurs d'Aallaaniarfik. Mais aussi de prendre de la hauteur et tenter d'apercevoir la calotte polaire.
A la sortie de l'auberge la lumière m'intrigue, hier déjà. Il y a une lumière particulière ici... De la même manière que le bleu du ciel n'est pas le même sous toutes les latitudes.
Déjà, au lieu de faire Est-Ouest, le Soleil a plutôt tendance à taper un NNE-NNW : un tour quasi complet... De fait il n'est jamais au zénith et offre une lumière quasi rasante en permanence...
J'emprunte une portion du sentier de la veille, je ne me lasse pas de ce paysage...



Il n’y a aucune raison de parler ici, il y a une singulière liberté dans le silence. La liberté d’écouter. En quête de repères je m’accroche au moindre son : le craquement du glacier au loin, les remous de l’Arctique, la brise qui foule la toundra, la mélodie d’un drôle d’oiseau, ma respiration... J’écoute. Tout simplement. Rare instant où rien ne m’obsède davantage que le bruit battant de la vie mêlée à cette nature épargnée, enfin détachée de la foule déchaînée.
Ici, le mot liberté est inscrit en toute chose, en plaise à Eluard.
En souhaitant prendre de la hauteur je dévie du sentier... Un peu de désescalade sera nécessaire par la suite pour le retrouver... Mais ce détour m'aura offert un bel aperçu d'une flore riche dans sa pauvreté et puis de faire la rencontre d'un renard, me semble-t-il, champion de cache cache et d'1,2,3 Soleil ! Sans oublier tous ces oiseaux dont je méconnais les noms.
Au loin le murmure d’une rivière se faufilant sans entrave entre glace et minéral devient les prémisses d’un liebstraum groenlandais et m'attire à elle...
Sur une grande et unique dalle de granit je lutte contre ce vent à défriser les moutons...
Le vent dévale le fjord et hurle seul dans le jour, de ces hurlements terribles que nul ne peut conter. Mais quel est donc ce vent ? Ce vent plus entêtant qu’un Alizée, aussi surprenant qu’un Sirocco indifférent aux Océanides, annoncé pourtant tel un vent Marin par un ciel rosé, plus malicieux que l’Euroclydon maltais même, défiant Ouréa avec insolence, méprisant le Vinds-gnyr des sagas scandinaves, soufflant tout sur son passage trois jours durant telle la Tramontane occitane, semblable au Koshava russe se lançant aveuglément à l’assaut des steppes, aussi sauvage que les vents irlandais… Que vous conter d’autre si ce n’est que depuis qu’il a pris possession du Groenland, avec ces hurlements aussi tranchants qu’un poignard Inuit, la banquise même fume et l’oncle Williwaw américain a préféré soufflé de l’autre côté.
(Bon en réalité il ne soufflait pas tant que ça, me suis juste tapé un délire tout seul. Je me rends compte que je ne connais pas grand-chose aux noms des vents... Il serait amusant de s'y intéresser vraiment : comprendre leurs caractéristiques mais surtout l'origine de leurs noms. Il faudra alors que je reprenne ce bout de texte un peu trop bancal).
Ai-je déjà parlé des mouches ? Pour le coup, je dois me confesser, quand les vaches parviennent à faire frémir juste la petite zone qu'il faut, je gesticule dans tous les sens sans résultat...
Bon ce n'est pas tout mais il faut penser au retour... Surtout que j'ai 2-3 trucs à faire en ville : confirmer des horaires et des RDVs.

Premier arrêt à la Poste pour trouver des cartes postales. J'ai rarement vu des choses aussi laides : genre la carte avec de la fausse fourrure sur le pourtour ou celle qui change d'image selon comment tu la tournes... Je repars les mains vides.
Second arrêt à une agence pour confirmer ma nuit et l'horaire du bateau... Personne. Ca promet.
Troisième arrêt à une boutique où je trouve des cartes postales à peu près potables... Mais gros échec pour savoir quelle valeur en timbres est nécessaire pour un envoi en France... J'abandonne lorsqu'une guide française me dit que la carte peut mettre jusqu'à 4 semaines pour arriver à destination... Et me conseille de les poster en France directement... Lol ?
Quatrième arrêt dans un local artisanal où des tupilaks y sont confectionnées. Ce sont de petites sculptures sur des os de phoques, de baleines ou autres anciennement utilisées pour jeter un sort sur une personne. Cool... A qui vais-je l'offrir ? 300 € la statuette... Ah oui c'est un sort sur mon compte en banque en fait !
Cinquième arrêt pour confirmer le lieu de l'embarquement qui a lieu demain à 6 h... L'autre jour en demandant à une serveuse elle m'a répondu "au port" "non sans blague ?". Souhaitant un peu plus de précisions j'ai mené l'enquête et heureusement... Jamais je serai allé chercher ça là-bas ! (Soit dit en passant c'est en-dehors du port)
Sixième arrêt au supermarché du coin... Grand moment de solitude. Bon. Soyons sérieux 2s. On peut se nourrir avec de l'eau ?
Retour dans la piaule, véritable frigo qui doit sa fraîcheur qu'à une seule chose : son plancher... Il faut pas rester trop longtemps debout pieds nus sinon tu chopes des gelures direct.
D'ailleurs j'ai laissé traîner le t-shirt de nuit par terre... J'ai eu l'impression de me faire seppuku en l'enfilant.
Je sais ce que j'ai oublié d'emmener : un livre... Mais grâce à mon voisin de chambre je suis en train de me taper tout le répertoire de Mike Brant...


Je dois être à l'aéroport à 11 h...
Le retour va être un peu long... Décollage à 13 h. Atterrissage à Reykjavik à 18h30, heures islandaises, puis je rejoins à pieds la gare routière (compter une demie-heure), chope le bus de 20h30 et rejoins Keflavik où j'attends patiemment l'avion décollant à 1h30 pour arriver à 6h30, heures françaises, à Paris. Dans ma tête il sera 2h du matin. Le décalage horaire dans ce sens n'est sans doute pas le plus agréable.
J'emprunte la même route reliant l'aéroport à Ilulissat qu'à l'aller mais avec un regard quelque peu différent.
Les voitures me frôlent les fesses et je me dis que cela doit être bien frustrant d'en avoir une par ici quand on sait que toutes les routes sont des impasses et que le plus long trajet doit se faire en 5-10 minutes grand maximum...
Toutes les villes sont totalement fermées et isolées (sans parler des villages)... A la longue cela doit rendre fou. A noter que le Groenland est le pays avec le Japon ayant l'un des taux de suicide le plus élevé au monde... Outre cet isolement, la rudesse des lieux avec cette météo hostile ou encore l'échec scolaire (dû à un système d'éducation danois qui se fait en danois après le lycée, langue que ne maitrise pas le plus grand nombre) expliquent cette sinistre place sur le podium.
La météo compliquée de ces derniers jours a fait éclater bon nombre d'icebergs habillant la baie bien plus qu'à mon arrivée. Cela me paraît normal tandis qu'à l'aller je m'extasiais devant 2-3 partant à la dérive. Le regard s'habitue bien vite.
La tour de contrôle apparaît... Avec une piste servant pour l'atterrissage et le décollage et avec un avion toutes les heures, je me dis que les contrôleurs aériens doivent pas être trop sous pression...
En vol j'observe pour la première fois un arc-en-ciel circulaire. Comment s'appelle ce phénomène ?
Voilà, cela marque la fin du carnet de voyage qui constitue une pâle esquisse de ce que j'ai pu ressentir et vivre, telle une reproduction fade de ce voyageur perdu contemplant une mer de brume de Friedrich et qui s'emmêle toujours autant les doigts dans ce Liebestraum de Lizst.