
Trek du Laugavegur
08-13/09/2024
L'occassion semble trop belle pour la louper. Cette année le lundi saint (férié dans le canton de Vaud) est à une date compatible avec les dates d'ouverture de refuge et surtout les dates de bus en direction du Landmannalaugar. Les prochaines années cette date deviendra trop tardive. C'est maintenant ou jamais donc. Seulement... voilà que je souffre d'une sciatique depuis début mars avec des hauts et des bas, enfin surtout des bas, des très bas. Le voyage cet été en Namibie m'avait rassuré avant qu'un trajet quelque peu houleux me rappelle mes vieux démons. A moins d'un mois du départ en Islande je me sens incapable de réaliser le trek. A deux semaines je me convaincs que ça pourrait être possible. A une semaine j'ai envie d'y croire. Les jours qui précèdent je suis sur le fil du rasoir.
Avant même de poser le pied en Islande, l'aventure commençait déjà : elle se jouait dans les choix millimétrés faits autour du sac à dos. Chaque gramme comptait, chaque objet devait mériter sa place.
Puisqu'il n'y a jamais de mauvaise météo mais que de mauvais vêtements, et que dans cette zone du monde tout peut arriver à tout instant – pluie, vent, froid, soleil, neige – il fallait prévoir sans s'encombrer.
Heureusement, au fil des treks la liste des affaires à emmener s'affinent. Nous savons rapidement ce qui est nécessaire ou non. Nous apprenons également de nos erreurs passées, comme lors du trek du Kungsleden où la tente 3 saisons étaient trop légères face aux éléments. Depuis nous avons acheté d'occasion la tente 4 saisons Jannu de chez Hilleberg.
Les versions de liste d'affaires, où chacune d'entre elle ont été minutieusement pesée, se sont succédées. Nous comparons sans cesse nos poids de sac respectif, voire comment se répartir les charges communes. Marie, notamment, prendra davantage de poids cette fois-ci pour alléger mon dos.
Fallait-il vraiment ces chaussettes de rechange en plus ? Est-ce que des sandales pour le soir justifiait les 240 g supplémentaires ? Le luxe a un poids. J’ai appris à renoncer.
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J’ai commencé par tout étaler sur le sol : vêtements techniques, duvet, réchaud, nourriture, pharmacie, téléphone sattelite, etc. Rien que l'essentiel.
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En remplissant le sac, je visualisais les jours à venir, les paysages à traverser, les nuits sous la tente. J’imaginais le bruit du vent, le craquement du sol sous mes pieds. Et tout à coup, cette phase logistique, presque ingrate, prenait tout son sens : c’était le premier pas, invisible mais décisif, vers la liberté du trek.​
Nous atterrissons tardivement à Reykjavik, notamment en raison de retard des vols. Ca me fait plaisir de retrouver cette ville à taille humaine et à l'atmosphère si singulière où modernité et traditions coexistent si aisément.
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Le lendemain nous découvrons la ville. Nous en profitons pour acheter du gaz pour le trek et bien évidemment nous faisons un détour au Harpa, véritable icône architecturale du pays, ainsi qu'à Hallgrímskirkja, la cathédrale. Nous poussons même la visite jusqu'au musée du Perlan expliquant la création de ce pays et les phénomènes géologiques qui y règnent.
Landmannalaugar => Hrafntinnusker
12 km / 700 D+ / 300 D-
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La première marche consistera à rejoindre la gare routière !
Et là, premier choc : la foule. Une mer de sacs à dos, de bâtons de marche et de vestes techniques. Autant dire que mes trois grandes craintes pour ce trek me reviennent en tête en un éclair : mon dos, la météo… et la foule.
Pour l’instant, le dos tient bon. D’après le téléphone satellite, la météo semble vouloir collaborer. Mais la foule, elle, me laisse perplexe.
Je scrute les visages, j’observe les sacs. Je tente de deviner : randonneurs du jour ou véritables trekkeurs ? Refuges ou tentes ? Pas facile à dire… Mais une chose est sûre : on ne sera clairement pas les seuls Français sur les sentiers !​
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Les bus partent, direction Landmannalaugar, le trajet me semble durer une éternité. Je suis comme un gamin, tellement impatient de démarrer. Lorsque le bus quitte la plaine pour pénétrer dans les Hautes Terres, je suis aimanté à la vitre. J'espère que nous aurons un soleil pareil tout au long du trek afin de profiter des couleurs et contrastes.
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Enfin, le bus est arrivé, le trek débute !

Nous avions fait une rapide montée avant que le paysage ne s’ouvre ainsi, telle une cathédrale sans toit qui vous scrute et vous intime doucement de vous taire. Ici, rien ne sert d’avoir des réponses. Le paysage ne questionne pas, il affirme. Il vous regarde, massif et calme. Alors on se tait. On regarde. On accepte. On marche.
Pas de grand fracas, pas de coup d’éclat. Juste une ligne d’horizon qui se plie, se déploie, s’entortille sans logique dans des nuances que la géologie elle-même semble avoir peintes au bord de la fatigue : ocres fanés, verts d’eau, stries rosées, gris volcaniques.
Rien ne bougeait. Sauf la lumière, elle, qui glissait avec la lenteur d’une main distraite, non pas sur un livre, mais sur les courbes des pentes, en effaçant les creux, en allumant les arêtes, jouant à sa guise avec l’étrange texture de ce désert vivant.
Il n’y avait rien de spectaculaire à proprement parlé. Mais une noblesse sobre, une forme d’élégance tellurique, comme si le monde avait été façonné ici dans un élan de dépouillement parfait. Ce n’est pas une nature qui veut plaire. C’est une nature désintéressée — et c’est ça qui soulage.
Il y a, dans ce paysage une austérité qui rassure. Une forme de vérité nue, silencieuse, comme celles que l’on rencontre au bout d’une fatigue, ou d’un chagrin. Elle vous regarde vivre, trébucher, vous redresser. Elle ne punit pas, elle ne console pas. Elle est. Et c’est déjà beaucoup. Une présence brute, ancienne, presque sacrée dans sa manière d’exister sans raison.
Peut-être que la beauté, la vraie, c’est ça : un endroit qui ne vous demande rien et qui pourtant vous transforme. Un paysage qui vous dépouille sans violence. Il n’y a pas de révélation soudaine, pas de grande phrase intérieure. Seulement une paix étrange qui monte, d’abord dans les jambes, puis dans la poitrine, et enfin dans le regard.
Je ne crois pas aux dieux, mais là, quelque chose en moi priait.
Et dans ce théâtre minéral, c’était moi qui vacillais, non le décor.


Je ne sais par quel enchantement la foule de la gare routière de Reykjavik a disparu. Pour mon plus grand bonheur, nous sommes en effet de plus en plus seuls sur le sentier. Beaucoup sont restés au point de départ, sans doute pour faire quelques randonnées à la journée en étoile.
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Il fait un temps radieux, nous nous sentons chanceux. Avant qu'il ne soit trop tard, tandis que le vent s'est fortement levé, nous nous arrêtons déjeuner dans un creux pour tenter d'être à l'abri... Bon, c'est pas très réussi, il nous faudra de nombreuses tentatives pour maintenir la flamme du réchaud malgré ses protections.
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Nous reprenons rapidement la marche car nous nous refroidissons vite sous ce vent.
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Cette première journée est fabuleuse, je ne ressens aucune fatigue, le sac me semble être une plume, marcher semble si simple. A chaque colline, un nouveau décor enchanteur se dresse.
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Ici, la terre n'a jamais totalement refermé ses plaies : elle fume, suinte, souffle, vieille bête au sang chaud, vivante de l'intérieur.
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La contemplation est permanente. Tout est matière. Couleurs acides, soufre, cendre, obsidienne. Des fumerolles s’élèvent, incantations blanches s'élevant au ciel. À chaque pas, on marche sur un passé qui ne dort pas, un magma de temps condensé. On croit voir fumer les pensées de la montagne tandis que les crêtes se succèdent, fendues de silence.
Le vent nous passe au travers, et tout ce que l’on pensait avoir besoin de comprendre s’efface. Il reste la marche, l’effort calme et cette sensation étrange d’avancer dans un monde avant le monde.
Le vent, venu des hauteurs, a traîné la neige dans son sillage, la déposant en rafales blanches sur nos corps solitaires.
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Le refuge de Hrafntinnusker apparaît, presque accidentel, posé sur une étendue minérale, noire et blanche. Comme une pensée posée au bord du néant.
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C'est ici que nous dressons la tente pour notre première nuit. Les pierres volcaniques sont saillantes, je l'apprends à mes dépends en m'entaillant un des doigts. Une fois toutes les affaires rentrées, on entend le vent et la grêle fouetter la toile, ça ne s'arrêtera pas de toute la nuit.
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S’allonger dans la tente après la marche, c’est comme tomber dans un puits de silence chaud, où le corps se dénoue et l’esprit, lavé par les pas, flotte enfin sans poids. Malheureusement, tenace comme une bête blessée tapie dans l'ombre, la sciatique revient. Alors qu'il est temps de préparer le dîner, allongé sur le dos je demeure incapable de me tourner ou de me lever. Chaque mouvement devient une négociation, chaque geste une frontière qui semble infranchissable. Marie m'aide, c'est dans un cri intérieur que je parvins à me mettre à quatre pattes puis à m'assoir. Je me convaincs que ce n'est pas grave, que ça passera. Après tout, nous ne sommes qu'au premier jour.
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A propos de "nous ne somme qu'au premier jour", la fermeture éclair de la tente cède. Ca commence bien cette histoire... Avec le sparadrap Marie, la Mac Gyver du couple, essaie de rafistoler l'ensemble. Nous dormirons pour ainsi dire la tente en partie ouverte, ça tombe bien il ne fait que neiger dehors.
Hrafntinnusker => Hvanngil
25 km / 1380 D+ / 1400 D-
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Le réveil est un choc doux, une transition silencieuse entre l’obscurité de la nuit et la lumière froide du matin, où la tente, suspendue dans la blancheur immaculée des environs, semble une île fragile au milieu d’un océan gelé.
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Le matin s’éveille sous un ciel blanc, comme si la terre et le ciel se confondaient. Le vent a soufflé toute la nuit, piquant et givrant les parois de la tente. Quel contraste avec cette aube si calme.


Pas de douleurs matinales... Jusqu'au démontage de la tente, ça tire, je multiplie les étirements. Bien que j'atténue ma situation auprès de Marie, je ne peux cacher mes boitements au démarrage de la marche. Cette dernière est continue, lente, chaque pas portant la mémoire du précédent.
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Les muscles engourdis, les pas hésitants, emmitouflés dans nos vêtements, nous traversons un grand plateau enneigé.
Je m'interroge de ce que l'on pourrait apercevoir sous cette neige car nous sentons bien que nos pas sont différents de la veille. La terre, si rugueuse la veille, se transforme ici en un sol plus meuble, et ce n'est pas qu'une question de neige, nous sentons dessous de la mousse, de l'herbe ou bien de la bruyère, comme si la nature elle-même était prête à céder sous le poids du temps.
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Le chemin se joue un peu de nous, franchissant une multitude de petits lits de rivières nous alternons de brèves descentes et montées. Au loin, les montagnes se profilent, déchiquetées et lointaines.
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La pente se redresse soudainement, mais la récompense est là. Le monde s'étend devant nous, la neige se fond avec l'ocre, formant un tableau d'une beauté presque iréelle. C'est comme si l'effort consenti se cristallisait dans cette vision pure, sans artifice. Bien que fugace, cet instant me restera gravé.



Au bout d'un moment, une vallée s'ouvre, comme une main tendue, contrastant tant avec celle que nous quittons. Les ruiseaux murmurent le long des pentes, alimentés par les derniers flocons de neige cachés dans les replis des montagnes et qui fondent lentement. Il y a aussi tout ce vert, devenu couleur dominante, de cette végétation qui profite des derniers jours de l'été.
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Au loin, le lac d'Alftavatn se dessine, une étendue d’eau d’une tranquillité absolue. Les montagnes qui l’entourent semblent l’avoir reccueillie, la laissant se replier dans leur sillage. Je m’arrête un moment, les yeux rivés sur cette image d’une calme beauté.
La descente est longue et fastidieuse, le vent est particulièrement violent nous déséquilibrant sans cesse. Nous sommes impatients de nous abriter dans la tente. Malheureusement, au refuge le gardien nous conseillement vivement d'aller au prochain : le vent est bien trop fort et le sera d'autant plus cette nuit. Nous sommes fatigués de cette longue étape et hésitons, le prochain refuge est à 4 km. Le gardien insiste... Nous l'écoutons et décidons de poursuivre. Avant cela, nous déjeunons au bord du lac.
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Nota bene :
Nous apprendrons plus tard que ce lieu est connu pour être un briseur de tentes, étant fortement exposé aux vents. En l'occurrence, ce même jour où nous avons décidé de poursuivre notre marche, d'autres venant de Landmannalaugar (ayant donc sauté une étape) sont arrivés de nuit très tard. Le gardien leur a fait le même discours qu'aux autres, leur proposant même en raison de l'heure tardive de leur vendre une place dans le refuge. Les marcheurs, fatigués, refusent de pousser plus loin et vu les prix prohibitifs des refuges refusent également d'y dormir et montent en fin de compte leur tente. Au milieu de la nuit, la tente se brise, ils finissent donc à devoir payer la nuit au refuge et pour le reste de la traversée ils n'ont désormais plus de tente fonctionnelle.​


Avant le nouveau refuge, nous connaissons notre première traversée de torrent. Cela nous semble être une belle épreuve, l'enthousiasme de la traversée réussie sera rapidement douché lorsque des trekkeurs venant en sens inverse nous diront que ça sera bien pire ces prochains jours.
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Au refuge, la gardienne nous offre une crêpe au sucre et nous invite à choisir l'emplacement qu'on veut. Nous sommes les premiers arrivés et avons ainsi l'embarras du choix. Nous comprenons rapidement pourquoi le précédent gardien nous a envoyé ici : d'importants murs en pierres ont été dressés, délimitant ainsi les abris pour les tentes. Nous jetons notre dévolu sur un emplacement atypique, taillé aux dimensions rectangulaires de la tente, avec des remparts excédant très largement la hauteur de la tente. Bref, on dirait un tombeau, un peu glauque dit comme ça, mais la tente ne bougera pratiquement pas de toute la nuit !
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Une nouvelle fois la douleur me gagne durant la soirée. J'annonce à Marie que je ne serai plus en mesure de l'aider à monter/démonter la tente, je suis persuadé que le fait de m'agenouiller sans cesse aggrave mon cas.
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Marie, tenace, s'attaque de nouveau à la fermeture éclair de la tente. Avec une paire de ciseaux elle va redresser une à une toutes les dents de la fermeture. Un véritable travail de fourmi qui dure des heures mais qui porte ses fruits. Elle parvient à la fermer et permet nos entrées/sorties en découpant la moustiquaire qui nous est inutile mais dont la fermeture fonctionne. Malheureusement, il faudra une faute d'étourderie, et une heure supplémentaire de travail, pour se rendre compte qu'il faut bloquer les fermetures afin de s'assurer de ne jamais plus les réutiliser au risque de devoir tout recommencer.
Nous nous laissons aller dans l’obscurité, sachant que demain, le chemin continuera, mais pour le moment, nous savourons ce moment suspendu autour d'un repas simple.
Hvanngil => Emstrur
12 km / 350 D+ / 450 D-
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Au matin, je sens une très fine pellicule de poussière noire sur nos affaires. Je n'ose imaginer ce que ça aurait été sous la tente d'été... Nous aurions été ensevelis !
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Petite étape aujourd'hui, mais qui dit nouvelle journée dit nouveau paysage. Nous délaissons rapidement ces paysages verdâtres, marqués par la mousse, au profit d'un paysage lunaire aux terres noires.
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Nouvelle traversée de torrent, nous nous interrogeons sur le dessin de la gardienne et ne comprenons pas vraiment par où nous sommes supposés traverser. Fatigué de voir que nos poursuivants nous rejoignent, je décide de traverser là où je suis, le courant n'est de toute manière pas fort, quant à la profondeur... nous verrons bien ! J'ouvre la voie et serai rapidement suivi par d'autres. De nouveau, nous prenons de l'avance et avons la sensation de marcher seul.
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À mesure que nous filons vers Emstrur, le paysage devient toujours plus aride et solitaire, comme une peau rugueuse qu’on aurait laissée sécher au soleil. Des crêtes de pierre se dressent, noires, fracturées, comme des vestiges d’un monde ancien que même les éléments n’ont pas su engloutir. L’air est sec, presque cruel, et je me trouve à lutter contre ce sentiment d’impuissance face à la grandeur de ce qui m’entoure. C’est une nature brute, un monde où l’homme est un intru, un visiteur silencieux qui se fond dans la roche. De temps à autre, des icebergs de lichen émergent de l'océan noir.


Ce vent assourdissant nous isole l'un et l'autre. Nous nous enfermons dans notre bulle face aux éléments extérieurs, le sentier devient un chemin intérieur, une longue quête vers soi.
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Parfois j'émerge et me surprends de voir ce paysage balayé par les vents, sorti d'un autre monde. Nous ne sommes que poussières parmi l'immensité.
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La solitude est palplable, dense. Chaque rafale, semble nous la rappeler. Éole nous confronte et alors la marche n'est plus qu'un moyen de se déplacer, c'est aussi un acte de résistance contre ce vide, une manière de se prouver que nous sommes là et que nous existons dans cette immensité indifférente.
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C'est beau, j'aime ces paysages vierges, d'une puissance rare.
Je scrute Marie marcher devant moi, entre sol et ciel, sa silhouette devient fragment de ce décor.
C’est dans ces moments-là, quand la pensée se fait rare, que l’émotion surgit. Non pas sous forme de joie ou de tristesse, mais comme le sentiment d’être en harmonie avec tout ce qui nous entoure. On est là, sans raison autre que celle de marcher, de traverser, d’exister ensemble dans ce silence. Et, au fur et à mesure que le paysage change, que les crêtes se profilent, que l’air devient plus rare, plus clair, réaliser que la solitude n’est pas un fardeau. Elle est la clef. La clef de ce que l’on cherche ici, loin des bruits et des fureurs, sur ce chemin dénué de tout repère humain, où l’on apprend à se retrouver, simplement, dans la pureté du moment.
Le vent souffle fort, mais il semble porter avec lui l’écho de mille autres solitudes, de mille autres marches, dans un monde qui n’a pas besoin de spectateurs pour être splendide. Et nous, là-dedans, nous continuons de marcher encore, absorbés dans l’immensité.
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Nous arrions à Emstrur, les gardiens nous recommandent de nous abriter du vent en rejoignant une des extrémités du camp. Une nouvelle fois, nous avons l'embarras du choix et plantons solidement notre tente. Définitivement un achat utile, car clairement nous aurions été dans de sales draps avec la tente estivale !
Emstrur => Þórsmörk
18 km / 670 D+ / 880 D-
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La sciatique s'améliore, alors dans ma grande galanterie je continue de laisser Marie gérer la tente. Bien que je continue de boiter, la douleur est beaucoup moins vive.
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Cette nouvelle matinée est douce, presque trompeuse. Le soleil est toujours chaleureux, caressant la peau de ses premiers rayons. Quelle chance nous avons avec cette météo !
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Au début de la marche un panneau d'avertissement : nous entrons dans le territoire du Hekla. C'est l'un des volcans les plus actifs et les plus célèbres du pays. Il porte le superbe surnom de "porte de l'enfer". Enchanté, moi c'est Clément alias le Bienheureux. Bien qu'il ne soit pas en éruption permanente, une seule suffirait à impacter les régions environnantes en raison de la nature violente de ses explosions (typique des volcans sous glaciaires) avec des projections de blocs sur plusieurs dizaines de kilomètres de distance. Aussi, il est recommandé, en cas d'éruption, de suivre certaines règles pour s'abriter en sécurité relative.
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Nous retrouvons lors de cette étape un paysage plus accueillant. D'ailleurs, certaines fermes se dessinent, nous apercevons des troupeaux de moutons. Peu à peu, les bouleaux sentinelles deviennent légions.
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Il y a quelque chose de magique à voir la vie s’imposer dans ce chaos minéral : des lichens aux couleurs vives, des herbes presque fluorescentes, des fougères géantes. C’est un contraste saisissant avec la veille.
La descente vers Þórsmörk, je la ressens comme un retour vers la douceur. Les pierres deviennent plus rondes, la terre plus fertile, et l’air, presque imperceptible, semble s’adoucir, comme si la montagne me permettait de respirer un peu plus librement. Le bruit de la rivière, qui coule en cascade parmi les pierres, se fait plus fort. L’eau, enfin, semble retrouver sa place.
En arrivant à Þórsmörk, j'ai les pieds en feu, sans savoir pourquoi - ayant déjà marché avec sans problème - j'ai les pieds en sang à divers endroits. A tel point que j'ai vidé le stock de pansements et que je n'ose plus retirer mes chaussettes de peur de tout arracher !
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Au refuge nous retrouvons la gardienne qui nous avait offert une crêpe au sucre (les gardiens et gardiennes font des rotations pour changer de refuge). Nous lui demandons, en vu de l'étape de demain, s'il est préférable de dormir ici ou d'avancer à l'autre refuge situé de l'autre côté du delta. Elle nous dresse alors une suite de trek jusqu'à Skogar apocalyptique en évoquant des torrents au niveau de la taille pouvant emporter les gens, des ponts de neige fragiles, des arrêtes rocheuses et vertigineuses instables ! Elle me fou une telle frousse que pour moi le trek est malheureusement fini !
Mais c'est sans connaître Marie... tenace. Nous partons a minima en repérage de ces torrents et en effet ils n'ont pas l'air simple à traverser, pour ma part ils me fouttent totalement les jetons ! Nous nous disons que la traversée sera plus facile au petit matin, lorsque la fonte des neiges est moins importante et donc le débit d'eau moindre. Puis Marie a une bonne idée : et si on prenait le bus (qui ramène ceux qui ne poursuivent le trek plus loin) juste pour traverser les torrents ?
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Entre temps, nous échangeons avec un français marchant seul, Lucas, et faisant le même trek que nous. Vu le récit catastrophique de la gardienne, nous ayant quelque peu refroidi, on décide de s'allier pour affronter les épreuves annoncées.
L'union fait la force !
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Le chauffeur de bus accepte de nous faire passer de l'autre de la rive gratuitement, ce qui n'était pas gagné vu l'aspect un peu rustre du personnage... Arrivé au nouveau refuge, le discours du gardien sur les étapes à venir est tout autre "aucun problème". C'est étrange, ce qui est sûr c'est que pour cette nuit nous aurons payé deux refuges car la gardienne refusera de nous rembourser sous un prétexte fallacieux. Nous apprendrons aussi que ces deux refuges sont rivaux puisque n'appartenant pas à la même fédération. Ceci explique peut-être cela en fin de compte...


Þórsmörk => Baldvinsskali
11 km / 1160 D+ / 500 D-
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Nous prenons le départ tous les trois, avec Lucas. Sans trop savoir à quelle sauce nous serons mangé et avec quelques incertitudes sur nos rythmes de marche respectifs. Les jours précédents ont montré qu'il marchait plus vite que nous mais faisait énormément de pauses. Arriverons-nous à trouver un rythme commun satisfaisant tout le monde ?
Nous quittons la douceur de cette immense vallée aux torrents tumultueux pour affronter la rigueur des hautes terres.
La montée vers Fimmvörðuháls se fait en silence, presque rituel, chaque pas un effort contre la puissance des éléments. Le sol, à présent plus rocailleux, fait place à des crêtes étroites et vertigineuses. Les premières neiges se montrent à nouveau, glissantes, mais d’une beauté éclatante, comme un défi lancé à ceux qui s’aventurent sur ce chemin.
Les cendres des éruptions passées sont omniprésentes, recouvrant tout d’une fine pellicule noire qui, parfois, semble voler dans l’air, comme un dernier souvenir de la violence souterraine de l’île. À mesure que l’on grimpe, le paysage devient plus fantastique, presque irréel, avec des crêtes qui semblent vouloir toucher le ciel, des roches tordues qui défient les lois de la géométrie. On avance, solitaire, mais porté par une force tranquille. La grêle nous mitraille par moment, enveloppant tout d’un manteau de mystère.


La traversée entre les deux volcans, à travers des vestiges d'anciens cratères, est quelque peu initiatique. Chaque pas dans ce paysage de cendres et de lave refroidie, là où le volcan Hekla, toujours menaçant, veille dans l’ombre, est un exercice d'équilibriste tant le sol est chaotique, déchiré, rugueux.
C’est une terre en perpétuelle reconstruction, où la vie et la mort dansent ensemble sur des rythmes imprévisibles. On pourrait se croire dans un lieu abandonné, mais il n’en est rien : la terre est en constante activité, sous la croûte, une chaleur souterraine qui ne cesse de bouillonner.
Le vent, comme une bête déchaînée, frappe nos visages avec force.
Le paysage devient toujours plus rude, plus âpre. La lave, solidifiée en vagues noires, semble figée dans une éternité que seule l’érosion viendra défaire. Ici, le vent soulève des tourments de sable et de cendres, effleurant la peau comme un souvenir de la fureur du volcan. Tout autour, les montagnes se dressent comme des géants pétrifiés, témoins silencieux d’un cataclysme ancien, alors que l’odeur du soufre flotte dans l’air, rappel constant que la terre ici est vivante, mais d’une vie d’une violence que nous préférons ignorer.
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La descente est coupée par les restes d'une langue glaciaire, nouvel exercice d'équilibriste : ça glisse ! Nous parvenons à nous frayer un chemin en toute sécurité et apercevoir enfin le refuge au loin.
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Une fois n'est pas coutume, le vent est d'une telle violence qu'il est inenvisageable de dresser la tente. La gardienne nous invite à attendre à l'intérieur, le vent devant se calmer en fin d'après-midi.
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Peu à peu la salle se remplit, certaines discussions nous font sourire car révélatrices d'un amateurisme qui ne devrait pas avoir sa place sur ce type de trek et expliquant sans doute les nombreux accidents ayant lieu tous les ans.
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A un moment, je dois admettre me sentir attiré par la proposition de la gardienne de nous laisser dormir à l'intérieur à moindre coût (prix de la nuitée cassée). Mais Marie refuse, nous montons donc la tente et y prenons place. Lucas fait de même de son côté. Nous serons les deux seules tentes montées cette nuit-là.
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Au milieu de la nuit, moment de communion, entre ceux sous tentes et ceux en refuge, devant un même spectacle : les aurores boréales dansent dans les cieux.

Les aurores boréales s'étendent lentement, en de pâles voiles, presque hésitants, imperceptibles. Puis, peu à peu, elles prennent forme comme un rêve qui se dessine.
Tout l'horizon semble se réorganiser sous leurs éclats. Ce ballet est hypnotique, irréel, c'est un phénomène difficile à conter. Une forme de beauté et de vertige, on se détache, on flotte comme elles et nous nous fendons dans ces visions presque insensées.
Les couleurs bougent. Elles s’étirent et se contractent dans une danse silencieuse, mais infiniment vibrante. Le vert, d’abord timide, envahit peu à peu l’espace, se mélange à des teintes violettes et roses qui dévalent comme des vagues, qui s’entrechoquent et s’effleurent. Le ciel, tout à coup, devient un espace malléable, où les lois de la nature se suspendent, où l’invisible se fait visible. C’est un mouvement sans direction, une danse qui défie la raison, qui nous transporte ailleurs, au-delà de ce que l’on connaît, de ce que l’on croit possible.
Il y a, dans cette lumière, une invitation à s’abandonner. On ne peut la regarder sans se sentir égaré. On se dit que ces lumières, ces aurores, viennent à nous de l’au-delà des temps, d’un monde où la lumière se tord, se tresse dans les courants du vent polaire.
Baldvinsskali => Skogar
13 km / 240 D+ / 1130 D-
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Voilà, c'est le dernier jour de cette superbe traversée des Hautes Terres à l'océan.
La descente vers Skógar est superbe, elle longe la rivière se faufilant au coeur de superbes gorges, de cascades en cascades.
Ce trek nous aura fait beaucoup de bien, il est difficile d'exprimer en mot les bienfaits d'un trek sur soi. Il y a toujours une forme de magie ineffable. J'en ressors plus fort et plus sûr de moi.
Quelle félicité aussi de pouvoir le partager avec Marie, qui est mon tout. Partager un trek n'est pas si anodin que cela puisse paraître, mêler ses solitudes, savoir partager dans le silence une tendresse que les mots trahissent souvent n'est pas permis à tout le monde. Que deux êtres puissent se taire sans crainte, c'est là peut-être la plus haute forme de confiance. Le silence, loin d’être une offense, devient alors un sanctuaire — où l’âme de l’autre respire librement.
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Le retour à la civilisation est un plongeon brutal, un choc entre l’isolement et l’humanité en plastique. L’air semble plus lourd, saturé d’odeurs artificielles et de bruits incessants. Là où les montagnes étaient des compagnes silencieuses, le sentier grouille désormais de visages effacés, happés par l’urgence de tout consommer. Les regards se croisent sans se voir, comme des ombres qui glissent sur des vitrines, entre deux photos pour Instagram, dans une quête sans fin d’un bonheur factice.
Là, dans la foule qui déambule sans but, l’âme se serre. Ces touristes sont comme des fourmis échappées d’un fourreau, pressés, bruyants, incapables de goûter à la lenteur des choses. Le sol sous mes pieds n’est plus cette terre où chaque pas portait son poids de sens, mais une surface dépolie par l’usure et l’indifférence. Le vent a disparu. Je cherche à retrouver la douceur de l’effort, le murmure de la solitude, mais tout ce que j’entends maintenant, c’est ce flot de paroles vides, de rires mécaniques, ces signes extérieurs d’une joie qui ne sait plus quoi chercher.
On parle, on rit, on se presse, et tout cela, ce bruit incessant, me rappellera toujours que je ne suis pas fait pour ce monde mais pour celui que nous venons de quitter, celui des espaces infinis, vierges et sauvages, aussi extrêmes puissent-ils être.
Je suis ici, dans cet enchevêtrement de corps et de mots, et je ressens ce déchirement intime, ce désir de fuir à nouveau, de retrouver l’absolu de l’isolement. Mais l’isolement est loin, perdu dans les foules. Il reste à faire une autre traversée, plus rude, plus insaisissable. Et pour l’heure, tout ce que je peux faire, c’est observer cette folie passagère, cette danse d’apparences, et me rappeler qu’il existe un ailleurs, un ailleurs que je ne veux partager avec ces gens-là.
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Toutefois, je dois bien reconnaître, que j'ai trouvé un certain bonheur à déjeuner au restaurant et, plus tard dans la soirée, prendre la douche à Reykjavik ! La civilisation a tout de même un peu de bon...


