
Lanzarote
13/09/2025 - 20/09/2025
Direction Lanzarote. Une île volcanique perdue dans l’Atlantique, à la fois proche et lointaine, où l’Europe se dissout dans la lumière africaine. En un clin d’oeil, le dépaysement est total, les champs de lave remplacent les prés, les cônes noirs se dressent comme des prières muettes et le vent, constant, semble avoir chassé tout ce qui n’était pas essentiel.
Ce qui apportera de la couleur à cette île austère, ce sont les oeuvres de César Manrique. Ses sculptures, ses maisons troglodytes, ses jardins suspendus, il n’a pas cherché à dompter la terre, mais à lui parler. Lanzarote semble sourire à travers ses créations.
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Après la Bolivie, nous espérions un peu de repos. Uga sera notre point d’ancrage. De là, nous rayonnerons sur l’île. Un jour, nous irons jusqu’à Fuerteventura, l’île voisine. Elle n’offrira pas grand-chose.
Tout au long de la semaine une question m’a poursuivi, quel rôle joue le paysage dans la formation de l’esprit ? Les hommes naissent-ils différents selon qu’ils grandissent au milieu des cendres ou des forêts ? Le vide forge-t-il une pensée nue, comme la lave refroidie façonne la pierre ? À l’inverse, la luxuriance rend-elle l’esprit plus souple, plus foisonnant ? Peut-être est-ce la même chose qu’avec les langues : certaines, riches en nuances, multiplient les chemins de la pensée, tandis que d’autres, plus sèches, tracent des pistes directes et sans détour. Il existe sans doute des études là-dessus. Mais j’aime croire que certaines questions gagnent à rester ouvertes, à dériver au vent, comme les grains de sable sur ces terres noires.

Caldera de Los Cuervos / Montana Colorada
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Pour notre première matinée sur l’île, nous partons faire le tour de la Caldera de Los Cuervos et de la Montaña Colorada. Le vent venu de l’Atlantique nous saisit dès les premiers pas, chargé d’humidité et d’embruns salés. L’air est vif, presque mordant. Nous marchons d’un pas rapide pour semer le froid.
Les sentiers sont simples, bien tracés. Sous nos semelles, la lave se délite, rugueuse, coupante, parfois friable. Le silence est absolu, troublé seulement par le sifflement du vent dans les creux des roches. À perte de vue, le rien est tout. Une nudité grandiose s’étend autour de nous : pas un arbre, pas une ombre. Seulement la succession de cônes, témoins d’anciennes colères de la terre. Ces volcans assoupis ressemblent à des bêtes pacifiées, l’écume de leur rage figée pour l’éternité.
Après ces deux balades express, qui fixent le décor de la semaine à venir, nous reprenons la route vers la côte ouest. Le ruban d’enrobé se déroule sur la lave refroidie comme une cicatrice noire. Par moment, la mer apparaît au loin.
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J'oubliais, malgré l'austérité des lieux, les gens ont eu l’audace de planter des vignes. Pour la protéger du vent, ils creusent des cratères miniatures dans la pouzzolane noire, y déposent un cep, puis l’entourent d’un muret de pierre sèche. Des milliers de ces alvéoles s’étendent à perte de vue, dessinant sur les flancs des collines un motif hypnotique.


Côte Ouest, Mirador del Golfo / Los Hervideros
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Cap au sud-ouest. La route file entre les coulées sombres avant d’atteindre El Golfo, village posé en bord d’océan, battu par le vent. Ici, tous les regards se tournent vers une curiosité : une lagune verte, lovée dans le cratère éventré d’un ancien volcan. La couleur presque irréelle vient d’algues microscopiques qui prospèrent dans ces eaux chargées de minéraux. Sous le soleil, le vert du lac tranche avec le noir de la lave et le bleu profond de l’Atlantique.
Nous poursuivons ensuite une balade côtière. Le sentier longe les falaises. Les vagues, en contrebas, s’écrasent sur les orgues basaltiques dans un vacarme de cathédrale. Nous ne somms qu’un souffle face à la persistance de la pierre.
Plus loin, la route nous mène aux salines de Janubio, éclat blanc au milieu du noir. Le sel récolté par couches compose une mosaïque fragile.
Nous atteignons ensuite Los Hervideros, "les bouillonnants". Le lieu porte bien son nom. C’est là que la lave, lors des grandes éruptions du XVIIIeme siècle, rencontra la mer. Sous la morsure de l’eau froide la lave se figea instantanément, creusant des tunnels et des cavités où les vagues s’engouffrent aujourd’hui dans un rugissement. Des balcons de pierre, sculptés par l’homme quant à eux, permettent d’observer le spectacle en surplomb. La mer s’y fracasse, rejaillit, gronde, respire. On a l’impression d’assister au souvenir d’une bataille entre deux éléments qui ne se sont jamais vraiment réconciliés.


Punta de Papagayo
Après la fureur de la lave et le grondement de l’océan, nous mettons le cap vers le sud en quête d’un peu de douceur. La route de Punta de Papagayo s’enfonce dans un désert blanc, presque lunaire. On y roule lentement, secoués par la piste, jusqu’à ce que la terre s’ouvre enfin sur la mer avec un chapelet de criques turquoise, abritées entre les falaises.
Ici, Lanzarote se fait plus tendre, l’eau prend des reflets caribéens qui tranchent avec le reste de l’île. Nous marchons sur les hauteurs, longeant les anses et observant les contrastes formés par le sable blond avec la lave noire comme l’écume blanche sur le bleu profond.
Nous descendons jusqu’à l’une des plages, petite et presque déserte. Le sable est tiède, l’eau claire. Lanzarote semble ici vouloir se détendre. Peut-être que l'île aussi a ses instants de paix entre deux colères. Le temps paraît suspendu, réduit à la seule respiration du ressac.


Fondation César Manrique / Teguise
Aujourd’hui, nous partons à la rencontre de César Manrique, l’enfant prodige de Lanzarote. Sa fondation, installée dans l’une de ses anciennes demeures à Tahíche, est un lieu à son image, un pont entre la création humaine et la matière volcanique.
De l’extérieur, le blanc éclatant des murs tranche avec le chaos environnant comme un geste de pureté posé sur les cicatrices du sol. En pénétrant à l’intérieur, on découvre un labyrinthe de pièces troglodytes creusées dans les bulles de basalte. Le plafond devient parfois une voûte de pierre, parfois un puits de lumière. Partout, l’architecture épouse la roche au lieu de la contraindre. Les formes naturelles guident le dessin, comme si l’homme n’était qu’un invité dans la demeure du volcan.
Manrique appartenait à ces artistes qui refusent la rupture entre beauté et nature. Il croyait que nous devions vivre en symbiose avec son environnement, non en le dominant mais en l’accompagnant. Ses maisons, ses sculptures, ses aménagements publics témoignent de cette conviction. L'art est pour lui une manière d’habiter poétiquement le monde.
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Il a notamment écrit :
"La liberté de la nature a modelé la liberté de ma vie, en tant qu’artiste et en tant qu’homme."
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Et surtout :
"Un peuple sans culture est condamné à disparaître."
Manrique voyait aussi dans la nature une sensualité diffuse. Les courbes du paysage comme des hanches, les creux de lave comme des ventres, les anfractuosités de la roche comme autant d’appels au toucher. Pour lui la création artistique, comme l’amour, relevait du même élan : celui de l’union de la matière et de l’esprit.
Pour lui l’harmonie esthétique était une forme de morale. Il voyait dans la laideur moderne, ces excroissances de béton et ces enseignes criardes, le symptôme d’un mal. Il s’est battu pour préserver Lanzarote de cette défiguration. Grâce à lui, aucun immeuble ne dépasse deux étages, aucune façade n’oublie la blancheur. L’île toute entière porte encore la trace de sa main et de sa vision.
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Nous irons visiter une autre de ses maisons à Haria, toujours aussi empreinte de son élan créatif, de ses talents multiples et de son ingéniosité.
Nous quittons les côtes arides et les champs de lave pour rejoindre Teguise, anciennement capitale de l’île. Le village s’étire doucement sous le soleil, pavés clairs et maisons blanches aux volets verts. On y flâne sans hâte, laissant nos pas décider du chemin. Chaque ruelle est un murmure du passé.
Le temps semble y couler plus lentement, adouci par l’ombre des bougainvilliers et le souffle tiède du vent. On s’arrête pour déjeuner dans un restaurant plein de charme. Nous découvrons alors le vin local. Un vin qui au parfum légèrement sulfureux, minéral, rappellerait presque la lave qui a sculpté ces terres. Chaque gorgée est un écho du paysage, un rappel que même dans la sécheresse, la vie peut se faire goût et couleur.





Caldera Blanca
Ce matin nous partons pour la Caldera Blanca. À mesure que nous prenons de la hauteur, le souffle se fait plus court, mais le paysage s’élargit et s’ouvre comme un panorama de géant. La caldera, immense et parfaite, se révèle enfin. C'est un cratère aux parois douces, cerclé de collines noires, où la lumière joue sur les aspérités. En marchant sur le rebord, on comprend la grandeur des lieux. Notre échelle semble dérisoire à côté.
Le silence est absolu, interrompu seulement par le vent. La beauté des formes, la précision de la géométrie naturelle, frappent l’esprit. Nous sommes les invités éphémères de ce théâtre de pierre et de ciel.
Au sommet, le regard embrasse l’étendue de Lanzarote : des champs de lave, des cônes endormis et au loin la mer scintillante. La randonnée n’est pas seulement un effort mais est surtout contemplation.


Jardin des Cactus
Aujourd’hui, cap au sud-est de l’île où César Manrique a créé son Jardin de Cactus. Dès l’entrée, on ressent la signature de l’artiste. Le lieu se présente comme un amphithéâtre de pierre. Le jardin est construit dans une ancienne carrière, une sorte de cratère inversé que Manrique a su transformer comme amphitéatre de pierres. Des allées circulaires permettent de gravir doucement les pentes, révélant des points de vue successifs, des terrasses comme des scènes où chaque cactus devient un acteur.
Les espèces sont innombrables. On y trouve les opuntias aux raquettes généreuses, les echinopsis aux formes rondes et solitaires et des cactées géantes qui s’élancent vers le ciel comme pour défier les nuages. D'autres sont surnommés des coussins pour belle-mère, charmant ! Les différentes silhouettes créent un paysage presque surréaliste. Les cactus offrent qui plus est une belle palette de couleurs, du vert tendre au gris argenté, du rouge au brun profond.
En quittant ce jardin, on se surprend à penser que chaque cactus est une leçon de résistance, bien qu'enraciné dans un sol ingrat il s’élève vers la lumière, élégant, serein, obstiné.



Côte Nord, Caleta de Famara / Mirador del Rio / Orzola / Jameos del Agua
Nous partons à Caleta de Famara, plage sauvage où la lumière du soleil naissant vient caresser le sable et les falaises. L’océan encore calme se peuple déjà d'une surfeuse, silhouette noire découpée sur la vague, prête à dompter l'écume. L'océan invite autant à la contemplation qu’à l’action et nous restons un moment à regarder cette figure solitaire glisser sur l’eau comme une ombre dans un rêve.
Puis nous reprenons la route vers le Mirador del Río, entre autres, perché à plus de 400 mètres. D’ici la vue embrasse l’horizon : l’île voisine, La Graciosa, flotte comme un atoll dans la lumière. Les volcans endormis et les plages désertes semblent suspendus dans le temps. On se surprend à rester silencieux, impressionnés par la géométrie des lieux, par la fragilité de ces mondes isolés.
Plus au nord, Orzola nous accueille avec ses plages moins touristiques. Là les habitants ont érigé de petites protections en pierre contre le vent, alignements modestes mais efficaces, rappelant étrangement ce que l’on fait parfois en trek pour se protéger.
Enfin, nous terminons la journée par une visite de Jameos del Agua, célèbre site de Manrique. Pourtant, malgré la renommée, l’endroit nous laisse un peu perplexes. On s’y promène, poli mais indifférent, en quête de ce souffle que l’on avait trouvé ailleurs.



